Il y a quelques années, vers le milieu des années 2010, lors d’un enterrement, j’étais dans le haut de la nef du côté droit, à proximité de la chapelle Saint-Joseph de cette charmante petite église rurale de Tartaras dans laquelle j’ai de nombreux souvenirs d’enfance. J’ai tourné discrètement la tête à droite et à gauche pour l’admirer. J’étais suffisamment près du vitrail situé dans cette chapelle pour voir inscrit en bas « FAMILLES DEPLAUDE ».
Ce fut une révélation car je n’avais jamais entendu parler de cet icône à résonance familiale. Ce mystère m’a stimulé et j’ai voulu en savoir plus.
Parrainer de manière explicite un vitrail est un message fort, pouvant contenir plusieurs intentions, faire preuve de reconnaissance vis-à-vis de la puissance divine mais aussi plus pragmatiquement s’imposer dans son territoire social.
Assez rapidement je suis allé en faire des photos, exercice assez compliqué pour garder en mémoire les couleurs exactes, notamment ce bleu très lumineux que l’on retrouve régulièrement sur les vitraux.
Je suis ensuite parti à la recherche de l’origine de ce vitrail dans les archives de la paroisse puis à l’évêché de Saint-Étienne sans grand résultat. C’est à l’occasion d’une visite sur le site des Archives départementales de la Loire que j’ai trouvé « l’inventaire des biens dépendant de la fabrique paroissiale de Tartaras ».
En effet, suite à la loi du 9 décembre 1905 faisant état de la séparation de l’église et de l’Etat, un inventaire a été effectué le 3 mars 1906 à Tartaras sous le regard des « témoins attristés », selon les termes des édiles de la « fabrique paroissiale » qui ont refusé de signer cet inventaire tout en y joignant une lettre d’indignation. Ils ont suivi en cela les consignes de leur archevêque lyonnais relayant ainsi les injonctions pontificales.
Selon cet inventaire, le vitrail situé dans la chapelle Saint-Joseph apparait clairement comme un « don de MM Girard et Desplaudes ». Il est estimé à 200 F, à comparer à la chaire à prêcher estimée à 150 F et aux cloches à 1 000 F chacune. En écho avec l’origine sociale des donateurs, la valeur de ce vitrail équivaut à une moissonneuse ou à un cheval selon la donation-partage de mon arrière-grand-père Claude en 1906,
Cette œuvre a été réalisée par l’atelier lyonnais Nicod et Jubin dont la signature apparait en bas du vitrail. Selon différentes sources, cet atelier aurait exercé soit entre 1898 et 1936 soit entre 1901 et 1918. Il s’inscrit dans une longue lignée d’artisans du vitrail qui se transmettaient les techniques et savoir-faire. Nicod, lui, avait fait l’école des Beaux-Arts de Lyon.
Pour ce qui nous intéresse, le vitrail a donc été posé au tournant du 19ème siècle, avant le 3 mars 1906.
Cet inventaire précise donc indiscutablement l’origine du vitrail et il devenait évident que plusieurs familles s’étaient associées pour ce don. Mais le mystère s’épaississait en voyant apparaitre le nom Girard. Ce patronyme est connu à Tartaras mais une fois de plus je n’avais jamais entendu parler de cette affaire qui aurait associé ces deux patronymes.
C’est à l’occasion de recherches sur l’origine de la maison que j’habite à Tartaras que j’ai eu la surprise de « rencontrer » Marie Déplaude. Elle est la fille de Claudine Michel et de François Déplaude, « propriétaires cultivateurs » comme on disait à l’époque, demeurant à la Roussillière, commune de Saint-Maurice-sur-Dargoire devenue Chabanière. Cette commune fait face à celle de Saint-Joseph dont elle est séparée par la vallée du Bozançon. François est un descendant des Déplaude de Saint-Joseph, village qui existe en tant que commune depuis 1867. Avant cette date ce territoire faisait partie de la commune de Saint-Martin-la-Plaine.
François Déplaude s’est marié une première fois en 1830 avec Jeanne Girard de Tartaras, Ainsi une lumière apparait dans l’épais brouillard du silence de mes ancêtres. Leur histoire est dramatique, ils ont eu cinq enfants, trois mort-nés et un décédé à près de huit mois. Jeanne son épouse décède en 1840 lors de la naissance de leur dernier enfant. François se remarie en 1842 avec Claudine Michel, ils auront sept enfants dont la dernière Marie Déplaude née en 1856.
Marie Déplaude épouse en 1880, à 23 ans, Philibert Antoine Girard, 27 ans, propriétaire cultivateur au village de Tartaras. Ce n’est pas un inconnu pour Marie car il est le neveu de la première épouse de son père. Il n’est sans doute pas anodin de préciser que Philibert est aussi le cousin germain de Jean-Baptiste Girard, maire de la commune de Tartaras en 1900.
Cette histoire un peu compliquée à première vue s’éclaircit à la lecture du schéma. Elle montre à la fois les liens tissés depuis 70 ans entre les deux familles et aussi le statut social de la famille Girard, soucieuse sans doute de laisser une trace dans l’histoire du village.
Parmi les proches de Marie plusieurs ont pour prénom « Antoine », son premier mari Philibert Antoine, les parents de ce dernier, Antoine et Marie Antoinette, et enfin son second mari Jean-Antoine Assada. Faut-il y voir une dévotion familiale pour ce saint au point de le choisir comme thème du vitrail ?
L’iconographie de ce vitrail représente en effet Saint Antoine de Padoue, né en 1195 à Lisbonne d’une famille noble et militaire. Après avoir rejoint l’ordre franciscain, il se fait repérer par sa connaissance des écritures et ses talents de prédicateur qui l‘emmènent auprès du pape. Il meurt à 36 ans à Padoue, République de Venise. A partir du 17ème siècle le saint est invoqué pour retrouver des objets perdus, recouvrer la santé et exaucer un vœu. (Source Wikipédia)
L’atelier lyonnais Nicod et Jubin l’a représenté de manière traditionnelle, revêtu de la robe de bure franciscaine nouée de trois nœuds, portant l’enfant Jésus sur son bras droit et tenant une plume et un chapelet de la main gauche.
On entrevoit ainsi la contribution probable de Marie Déplaude au projet de vitrail. Le sort s’était acharné sur son père François et sa première épouse, décédée après avoir perdu quatre enfants sur les cinq nés de leur union. Marie a également perdu son époux, âgé de 37 ans, après neuf ans de vie commune. Les malheurs se sont donc succédé autour d’elle. Il y avait sans doute là matière à se référer à Saint Antoine de Padoue.
Après avoir tenté de comprendre les raisons qui ont pu pousser Marie Déplaude/Girard à contribuer à ce projet de vitrail, il reste à explorer les motivations de l’autre branche des « familles Desplaudes ».
Mon grand-père paternel Joseph est le fils de Claude Déplaude (1832–1911), originaire de Saint-Joseph et de Jeanne Vial (1844–1927) née à Dargoire. Claude est un descendant d’une lignée locale remontant à la fin du 16ème siècle et sans doute avant. En effet, les registres paroissiaux ont été institués par l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1563 sous François 1er pour enregistrer les naissances. Ceux recensant les mariages et les décès ont dû attendre l’ordonnance de Blois sous Henri III en 1579.
Les générations se sont succédé là de manière constante, vivant de la terre à l’exception d’un charpentier dont un des fils, mon aïeul, s’est empressé de retourner dans les champs.
Joseph a épousé Christine Rivory en 1907. Il s’est installé à Murigneux, hameau de la commune de Tartaras, dans la ferme achetée par son père Claude début 1892. Elle lui avait été attribuée suite au partage des biens de ses parents en 1906.
Cette propriété faisait partie d’un domaine plus vaste comprenant une maison bourgeoise, dotée d’un chai magnifique et d’immenses caves en sous-sol, devenue Maison Familiale Rurale jusqu’en 2018. Cette propriété avait été achetée en 1856 par Jean-François Magloire-Mortier, ancien percepteur à Rive de Gier et certainement fortuné par ailleurs. Ces biens ont transité par successions jusqu’à notamment Marcel François Louis Pacros, représentant des fonderies de Pont à Mousson et demeurant à Lyon.
Un grand et très beau mur de pierre de schiste de 3,5 m de haut a été construit pour séparer la maison bourgeoise des bâtiments de la ferme. C’était une propriété magnifique pour l’époque, avec une surface importante de terres attenantes aux bâtiments.
Le désir de savoir comment cette affaire avait pu se réaliser vient tout de suite à l’esprit. Des liens familiaux s’étaient tissés en amont de cette acquisition. L’épouse de Claude Déplaude est née Vial, fille de Anne Donnat originaire d’Ampuis, commune située sur la rive gauche du Rhône, face à Vienne. La sœur d’Anne, Jeanne, a épousé vers 1838 un Rivory de Tupins-et-Semons dont la fille Christine a épousé en 1861 Jean-Pierre Morel de Murigneux. Leur fils a épousé en 1899 Marie-Antoinette, une sœur de mon grand-père.
On était donc entre cousins ce qui pouvait faciliter le repérage des opportunités. Cette proximité facilitait aussi les mariages puisque l’épouse de Jean-Pierre Morel était la tante de Christine Rivory, épouse de mon grand-père.
Cet enchevêtrement de liens de sang se retrouve très souvent dans mes branches familiales et plus généralement dans ces familles vivant de la terre. Elles trouvent leur destin matrimonial parmi les liens déjà établis et à une distance limitée par la lenteur des moyens de déplacements au 19ème siècle, que ce soit à pied, à cheval ou à dos de mulet.
Non content d’acheter cette ferme en 1892 alors que l’ainé de ses garçons, Jean-Antoine, avait 19 ans et que le suivant Joseph, mon grand-père, n’avait que 14 ans, Claude va étendre son influence sur Murigneux de manière décisive.
En 1899 sa fille, Marie-Antoinette, épouse à 27 ans Jean-Pierre Morel, agriculteur à Murigneux et fils de l’autre Jean-Pierre Morel cité plus haut. Sa mère et sa belle-sœur s’appelaient toutes les deux Christine Rivory, de quoi s’y perdre avec les homonymes. On ne sait pas précisément comment les mariages se nouaient à l’époque, mais outre les liens familiaux préexistants, la ferme de Jean-Pierre Morel était de loin la plus importante de Murigneux voire de la commune de Tartaras.
Cette acquisition de la ferme de Murigneux témoigne du statut de paysan aisé de Claude, de son ambition pour sa famille et aussi de son talent de stratège.
Claude et son épouse Jeanne, ce couple issu de la terre depuis plusieurs générations, étaient déterminé à offrir des perspectives les meilleures possibles à leurs enfants. D’ailleurs, leurs deux autres garçons se sont partagé la ferme de Milissieux à Saint-Joseph et leur fille ainée a épousé un agriculteur d’un village voisin, Saint-Maurice-sur-Dargoire.
Cet ancrage rural allait de pair avec une pratique religieuse bien établie comme cela était souvent le cas dans les coteaux du Gier. Cette pratique était certainement ancrée dans l’histoire locale récente à laquelle la famille Déplaude a largement contribué : la construction d’une église dédiée à Saint-Joseph en 1855, d’une école tenue par des religieuses en 1856, d’un presbytère en 1857 et de la chapelle de Chagneux dédiée à la Vierge en 1890.
Ils voulaient aussi probablement donner à leurs enfants installés à Murigneux toutes les chances de se faire admettre et reconnaitre dans les meilleures conditions par les habitants de la commune.
C’est donc une combinaison de motivations religieuses et sociales qui ont poussé les familles Déplaude, Claude et Jeanne d’un part, Marie épouse Philibert-Antoine Girard d’autre part, à se lancer dans cette aventure. L’inscription du nom sur le vitrail donne du poids à la seconde motivation, ce qui n’est pas le cas de celui de la chapelle de gauche représentant l’Annonciation, offert en 1883 par un ou des donateurs anonymes, toujours selon l’inventaire de 1906.
Il reste à éclaircir pourquoi l’existence de ce vitrail est demeurée enfouie et oubliée dans la mémoire de la génération qui m’a précédé.