1870-1914 La République imaginée

1870-1914 La République imaginée, par Vincent DUCLERT

Histoire de France SLD de Joël CORNETTE, Éditions BELIN

NOTES de LECTURE

PARTIE I LA RÉPUBLIQUE COMBATTANTE (1870-1885)

CHAPITRE I Naissance de la République dans la guerre (1870-1871)

Née de la chute de l’Empire, la République devait faire face à un double défi : surmonter le traumatisme de la défaite nationale et s’ancrer en rempart contre la guerre civile d’abord puis le nationalisme ensuite dont l’affaire Dreyfus a été un point de basculement vers la dignité.

La guerre en France. De l’Empire à la République.

La guerre opposant la France à la Prusse a résulté de la tension croissante entre deux nations impériales dont le déclenchement a tenu à une question de susceptibilité comme l’a souligné Thiers le 15 juillet devant le Corps législatif débattant de la guerre décidée la vielle par le gouvernement.

L’armée française a été incapable de concrétiser les espoirs mis en elle d’une victoire rapide et sans appel. Elle s’est montrée incapable de faire face à un conflit très large qu’elle n’avait pas connu depuis 1815 et Waterloo alors que la guerre de Crimée avait montré la montée en violence des conflits « modernes ».

Malgré une déclaration de guerre le 19 juillet, L’Empereur qui avait pris la tête de l’armée malgré une santé défaillante constate la lenteur de la mobilisation et laisse l’initiative à la Prusse d’attaquer dès le 4 août à Wissembourg.

Après Sedan et la capture de l‘Empereur le champ est libre pour l’opposition républicaine au régime en la personne de Gambetta. L’opposition de Thiers et la guerre des drapeaux rouge ou tricolore tourna à l’avantage du dernier devant les enjeux de la guerre et de l’approche de l’ennemi.

Les républicains étaient cependant divisés entre la stratégie de négociation avec l’ennemi et celle d’un sursaut national à la Valmy (en 1792 contre les Prussiens déjà !).

Un républicanisme de guerre

La proclamation de la République le 4 septembre ne déclencha pas pour autant le sursaut d’unité nationale attendu, notamment à Lyon où la bataille du drapeau faisait rage. Gambetta dut mobiliser les préfets pour calmer les esprits. Il voulait aussi légaliser la République par des élections législatives le 2 octobre et municipales le 25 septembre, mais Paris se trouva encerclé dès le 19 septembre, malgré la tentative de Thiers de mobiliser les capitales européennes.

Le 19 et 20 septembre, Jules Favre rencontrait à son initiative Bismarck le chancelier de Prusse. Ce dernier exigeait l’Alsace,  Metz, une partie de la Lorraine et une lourde indemnité de guerre. Le refus du gouvernement accéléra les évènements et coupa court au projet d’élections.

Cependant la délégation du gouvernement à Tours installée début octobre entendait prendre le dessus sur le corps du gouvernement resté à Paris, commença à réquisitionne des usines et à mobiliser des troupes venant notamment d’Algérie ou d’Italie avec Garibaldi sorti de sa retraite pour l’occasion mais ne réussit pas à imposer son autorité au reste du pays. Une ligue du Midi avec 17 départements s’était en effet constituée à Marseille ainsi qu’une ligue du Sud-Ouest à Toulouse. Devant ces divisions la délégation de Tours convoque des élections pour le 16 octobre.

Face à ces dérives, Gambette obtient l’autorisation de quitter Paris en ballon, l’Armand-Barbès, le 7 octobre pour prendre la direction de la Délégation de Tours qu’il atteint le 9, après que le ballon ait atterri à Montdidier au Nord de Paris dans la Somme.

Gambetta fait de nombreux voyages pour restaurer son autorité sur les dissidences du Sud avec l’appui de « super préfets » doté de compétences élargies.

Il mobilise et structure l’armée, armée de la Loire avec le général d’Aurelle de Paladines chargé de libérer Paris, l’armée de l’Est, en déroute, avec Garibaldi lui-même, le colonel Pierre Denfert-Rochereau pour Belfort. En cette fin octobre le général Bazaine met fin au siège de Metz en rendant les armes avec 150 000 soldats faits prisonniers. Cette défaite affaiblit considérablement l’armée mais renforce Gambetta qui devient fédérateur.

L’armée se renforce de civils volontaires. Le 9 novembre la bataille de la Loire est déclenchée par les Français qui reprennent Orléans. Cependant, les troupes prussiennes progressent, conquièrent Saint-Quentin, Compiègne, Amiens et Rouen le 5 décembre. L’offensive de libérer Paris échoue ainsi que celle de couper les lignes allemandes de l’Est. La pression allemande s’exerce à nouveau sur la Loire et la délégation de Tours se replie sur Bordeaux.

La République conservatrice et la paix

Les élections générales sont tenues le 8 février 1871 selon un scrutin de liste, départemental et majoritaire selon les principes définis lors de la 2ème république en 1849 (candidats ayant obtenu le plus de voix avec un minimum de % d’électeurs inscrits). Les conservateurs organisent des listes de large union, de la bourgeoisie libérale proche de Thiers aux monarchistes.

La victoire des conservateurs est large (396 députés). 1/3 des élus soit 225 députés appartiennent à la noblesse. Cependant ce vote « monarchiste » ne signifie pas une volonté de retour à l’Ancien Régime, mais de signer la paix.

Réuni à Bordeaux le 12 février, l’Assemblée élit son Président, Jules Grévy, un républicain modéré soutenu par Thiers. Ce dernier est l’homme de la situation par hostilité constante à la guerre, son engagement pour les libertés et sa défense de l’ordre. Il est désigné par une résolution du Centre, Conservateurs et Républicains modérés, « chef du pouvoir exécutif de la République français » plaçant le régime sous le sceau de la République. Il constitue un Gouvernement dont 3 proviennent de l’ancien gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre aux Affaires étrangères, Jules Simon à l’Instruction publique et aux Cultes et Ernest Picard à l’Intérieur, Augustin Pouyer-Quertier un patron de textile normand aux finances.

Sous ultimatum de rupture de l’armistice de Bismarck à échéance le 26 février, Thiers entouré de Jules Favre et Augustin Pouyer-Quertier écoute les propositions de Guillaume 1er : l’annexion de l’Alsace et de la Moselle et une indemnité de 5 milliards de Franc-or (un franc-or = 0,29 g d’or fin depuis 1803), le retrait des troupes  allemandes étant conditionné au paiement des échéances. Thiers signa les préliminaires de paix le 26 février que l’Assemblée ratifia aussitôt.

Cette ratification est intervenue le 1er mars dans la douleur, on l’imagine, avec 546 députés pour et 107 contre dont les députés de Paris, Louis Blanc, Georges Clémenceau, Victor Hugo… , les députés d’Alsace et de Lorraine, quatre généraux de la Défense nationale…

Le 10 mars, Thiers donne ses orientations à la nation : réorganiser le pays sans choisir entre République et Monarchie, c’est le pacte de Bordeaux. A cette date également l’Assemblée décide de fixer son siège à Versailles, sous l’influence des monarchistes, pesant on l’a vu, et du fait de l’occupation allemande temporaire de Paris.

Cette décision fut jugée par les Parisiens comme un abandon et encouragea les résistances face d’une part à la présence de l’occupant et d’autre part au gouvernement de Versailles jugé illégitime.

Des décisions de Versailles mettent de l’huile sur le feu, un conseil de guerre qui condamne à la peine capitale 3 leaders de la journée du 31 octobre 1870 (Commune contre la politique de la Défense nationale et la capitulation de Metz et réprimée par l’armée de Jules Favre qui avait promis l’amnistie des leaders), l’interdiction des journaux révolutionnaires par le préfet de police et la loi sur les échéances commerciales qui précipitait dans la misère des dizaines de milliers de commerçants.

Ces décisions furent autant de combustibles qui contribuèrent à enflammer ce mouvement de résistance à la défaite et à « la tyrannie » qui avait l’ambition de s’étendre à la province. Son bras armé était la Garde Nationale qui revendiquait de fait son autonomie.

La Commune de Paris

Dès le 1er mars, alors que les troupes prussiennes défilaient aux Champs Élysées le comité central (instance exécutive de la fédération de la Garde Nationale) parvint à empêcher certains fédérés d’ouvrir le feu sur les Allemands. Ce comité affirma sa volonté de faire de Paris une République indépendante dès lors que le gouvernement s’installerait ailleurs qu’à Paris.

Conforté par les décisions du Gouvernement, le Comité Central définitif de la Fédération proclamé le 15 mars affirma vouloir le République et rien que cela, une République démocratique, sociale égalitaire et fraternelle. Il était composé de délégués peu expérimentés et résolument patriotes qui affronta la journée du 18 mars.

Face à cela, le pouvoir né le 4 septembre 1870 était placé devant un dilemme tragique de devoir choisir entre deux réalités inconciliables, les aspirations  sociales du Paris patriote et la poursuite du processus politique commencé dans la défaite. Pour la droite catholique et monarchiste, la Commune était une arme politique pour repousser la démocratie du régime et pour les Républicains un tragique renoncement au nom de la légalité.

Le 8 mars, le gouverneur de Paris, le général Vinoy, a tenté de lutter contre la démobilisation de la Garde nationale (vis à vis du pouvoir) en confisquant son artillerie qu’elle avait déployée sur la butte de Montmartre et à Belleville, sans succès devant la détermination des Gardes nationaux pour la protéger.

Le 18 mars avant les aurores Thiers déploie l’armée pour s’emparer de tous les dépôts d’artillerie de la Garde. Cette tentative échoua pour des raisons de logistique et surtout d’opposition de la Garde et des habitants alertés et qui fraternisèrent avec l’armée. Dès lors Thiers choisit de se retirer de la capitale. Les Gardes nationaux s’emparèrent des bâtiments officiels comme les Tuileries et la Préfecture de police et exécutèrent deux généraux qui avaient commandé l’opération de récupération des canons, Claude-Martin Lecomte et Clément Thomas.

Ces exécutions consacrèrent la rupture définitive des deux camps et ouvraient la voie à la répression.

Ce mouvement qui devait durer 6 semaines était modéré et légaliste au début. Il se radicalisa rapidement devant la volonté du Comité central des 20 arrondissements d’imposer ses vues, des heurts entre les fédérés et les « amis de l’ordre » et le refus de Versailles de négocier.

La réponse du Comité central au défi de Versailles fut de convoquer des élections le 26 mars. L’objectif du Comité était de passer le relais à une assemblée légitimement élue. Elle se traduisit par une très forte abstention, plus de 50%, avec moins de la moitié des 85 élus provenant de candidats du Comité central et près de 20% des voix se portant sur les candidats de l’ordre.

Par la déclaration de Jules Vallès le 29 mars, présentée ultérieurement comme le testament de la Commune, elle était lancée avec le drapeau rouge comme emblème. A cette date, 9 commissions furent constituées pour établir un programme de réformes inspiré largement de 1848 et aussi des mesures de circonstance pour desserrer l’étau financier du peuple. Elles exprimaient un idéal démocratique, qui mettra près d’un siècle pour être parachevé, publié dans une déclaration au peuple français du 19 avril. Ce dernier affirme le pouvoir donné au citoyen dans sa commune bénéficiant d’une subsidiarité par rapport au pouvoir central. C’est également un appel à la France à « désarmer Versailles ».

L’écrasement de Paris et le sens de l’évènement

Le mouvement communard s’étend rapidement à Lyon le 22 mars, à Toulouse et Marseille le 23, Saint-Étienne et Narbonne le 24 et le Creusot le 26. Cela étonna Thiers qui fit une dernière tentative de négociation le 27.

Le 2 avril une tentative des fédérés de conquérir Versailles est facilement repoussée par le général Gaston de Galliffet qui fait passer par les armes de nombreux Gardes nationaux. Cette offensive convainc Thiers de rechercher désormais une solution militaire au mouvement communard.

Cette offensive commença le 11 avril par l’attaque des forts protégeant la capitale par l’Ouest et au Sud sous le commandement de Mac-Mahon. L’armée mettra un mois à atteindre les portes de Paris et pendant ce temps-là, la Commune se précipite dans la radicalisation.

Dès le 5 avril, la Commune décide l’exécution de 3 otages pour chaque prisonnier tué par les Versaillais. Les élections complémentaires du 16 avril sont un échec, seuls 20% des inscrits sont allés voter, Le 1er mai un Comité de salut public est institué, le 12 mai la maison de Thiers est rasée et le 16 c’est le tour de la colonne Vendôme symbole napoléonien. Le commandement militaire était divisé entre le Conseil communal et le Comité central de la garde nationale.

Le 21 mai, une poterne de la porte de Saint-Cloud était ouverte aux Versaillais qui s’engouffrèrent dans la brèche. Ce sera le début de  la semaine sanglante. Les forces en présences étaient à priori favorables au Communards avec 200 000 gardes nationaux dont seulement 60 000 étaient en état de combattre alors que les troupes de Mac-Mahon étaient fortes de 130 000 hommes. Le 22 mai, devant la progression rapide des troupes de Mac-Mahon, Charles Delescluze  prend la décision au nom de la Commune d’une stratégie de guérilla.

Une fuite en avant était engagée. Le 23, les communards exécutent 47 nouveaux otages et mettent le feu aux bâtiments communaux, l’Hôtel de Ville, la Préfecture de Police, les Tuileries et le Palais Royal. Cette escalade conduit alors à une boucherie sans équivalent en Europe au 19ème siècle avec 10 000 morts, et une armée régulière qui s’était affranchie des règles morales et de l’autorité du pouvoir civil.

La répression judiciaire succéda à la répression militaire. 10 000 personnes furent condamnées, la moitié à la prison, dont Gustave Courbet condamné à 6 mois, 93 à mort, 251 aux travaux forcés dont Louise Michel et 4 586 à la déportation en Nouvelle-Calédonie.  

La question sociale portée par la Commune était dans la république démocratique et non pas dans la dictature du prolétariat. Cette position n’est pas morte avec la Commune mais au contraire a continué à inspirer les Républicains. Avec Thiers ces derniers ont voulu sauvegarder la République née le 4 septembre et la préserver du retour monarchique. La guerre de Paris a montré le vrai visage d’ultra-conservatisme des monarchistes jugés responsables de l’écrasement de la Commune et de l’armée largement aristocratique qui était porteuse d’une véritable haine de classe.

L’épisode de la Commune servit aux Républicains à rejeter à l’avenir toute perspective révolutionnaire et à construire la République sur le suffrage universel, les institutions et les principes, notamment le refus de la domination sociale et de la tyrannie militaire. Par la suite, les Communards revenus d’exil ont contribué à construire une République démocratique et à combler le fossé entre la classe ouvrière et les élites bourgeoises, creusé lors de la semaine sanglante.

CHAPITRE II La conquête du régime (1871-1876)

Cette période fut décisive pour asseoir la République dans ses principes et sa durée. Avec une constitution de 1875 minimaliste, la toute-puissance est donnée au pouvoir législatif des deux assemblées. A cette république « par le haut », s’établit une République « par le bas » avec une adhésion progressive du pays et par le rejet de l’arbitraire des alternatives royalistes ou Bonapartistes, autrement dit l’affirmation du pouvoir de l’esprit critique sur la pensée doctrinaire.

La République de Thiers

Le traité de paix définitif est signé le 10 mai 1871, pendant la Commune par Jules Favre (ministre des affaires étrangères), Augustin Pouyer-Quertier (ministres des finances) et le député Eugène de Goulard avec Bismarck. Dès lors Thiers voulait se débarrasse le plus rapidement possible de la dette pour libérer le pays de l’occupant. L’Assemblée vote le 20 juin un emprunt public lancé par Thiers. L’emprunt est un succès, il est couvert 2,5 fois dont près de 90% la seule journée du 27 juin.

Ce succès renforça Thiers. Dès lors il s’attaque à  la réorganisation et à la modernisation du pays. La loi de Juillet 1872 fixe le principe de la circonscription obligatoire pour 5 ans avec tirage au sort de la durée, 6 mois à un an,  et dispense partielle pour les enfants de la bourgeoisie, sans droit de vote pour les militaires d’où son nom de « Grande Muette » depuis cette date.

La loi municipale d’avril 1871 avait rétabli une forte centralisation après la décentralisation amorcée à la fin de l’Empire. Le gouvernement nomme les maires des chefs-lieux d’arrondissement et des villes de plus de 20 000 habitants, une façon d’éliminer le risque de municipalisation qui avait conduit au mouvement de la Commune.

Le souci de Thiers était d’asseoir la République par des décisions fortes et pour 3 raisons : sa conviction personnelle du régime républicain assortie d’un position tactique « ouverte, sachant qu’à l’époque un régime parlementaire était censé pouvoir exister aussi bien avec la Monarchie ou la République, le succès des Républicains aux élections partielles du 2 juillet 1871 avec le retour de Gambetta (comme député) et les divisions de la droite royaliste sur la conduire à tenir et un comte de Chambord (descendant de Charles X) toujours accroché à la monarchie « de droit divin ».

Dans un contexte où les monarchistes dominaient l’Assemblée et refusaient l’instauration définitive de la République, Thiers réussit à faire adopter un nouvelle Constitution instituant un « Président de la République » chef de l’exécutif mais sous contrôle du Parlement. Cette limitation  de pouvoir n’empêcha pas Thiers, doté d’une vraie légitimés assortie d’une grande autorité, de diriger son gouvernement avec une grande détermination.

Le réveil des Républicains

Les résultats des élections aux conseils généraux des 8 et 15 octobre 1871 confirmèrent cette poussée républicaine qui sera confirmée aux élections complémentaires du 7 janvier, et encore le 9 juillet et le 20 octobre 1872 lors d’élections partielles.

Soutenu par ce mouvement, Gambetta (député) pousse ses idées notamment lors du discours de Grenoble le 26 septembre 1872. En face des notables imbus de leur naissance il voulait opposer une méritocratie des talents, il s’appuyait sur deux aspirations les plus profondes, la passion de l’égalité et la peur des révolutions, et faire de l’égalité et de la paix des fondamentaux de l’idée républicaine.

Cette poussée républicaine inquiétait l’Assemblée et Thiers (Président de la République) d’autant que les Républicains réclamaient de nouvelles élections pour l’Assemblée alors que les monarchistes étaient poussés à l’action. Un vote de défiance le 19 janvier 1872 pousse Thiers à la démission, mais la majorité parlementaire (monarchiste) le rappelle. Le 20 juin, une nouvelle tentative d’une alliance centre doit orléaniste et centre gauche républicain de l’encourager à revenir à une politique ultra conservatrice se heurte à une fin de non-recevoir.

Contre vents et marées, Thiers tient le cap. Le 13 novembre dans un message à l’Assemblée il met la fin définitive au compromis de Bordeaux. Là, il affirme brillamment la République, oui, mais dans l’ordre (« la République sera conservatrice ou ne sera pas ») se gardant de toute agitation aventureuse (« … il se jette dans les bras d’un maitre d’aventure, et paye de vingt ans d’esclavage quelques jours d’une désastreuse licence »).

L’échec de l’« ordre moral » et la forme républicaine du régime

Le discours de Thiers du 13 novembre heurta la majorité monarchiste qui n’eut de cesse alors de le contrer. Le 13 mars 1873, la majorité fait voter une loi de nature constitutionnelle, la « Constitution Broglie », visant à créer une Chambre haute (composée de représentants élus, idem le Sénat actuel) et à réduire la possibilité pour le Président de s’exprimer devant l’Assemblée. Cette loi entraine la démission du président de l’Assemblée, Jules Grévy, remplacé par Louis Buffet, un orléaniste. 

Une nouvelle initiative fut jugée comme une nouvelle provocation hostile au gouvernement qui démissionne entrainant celle de Thiers le 23 mai. Il est remplacé par le maréchal Mac-Mahon qui avait eu son heure de gloire en 1859 sous Napoléon III pendant la campagne d’Italie. Mac-Mahon se positionne en chef d’État d’un régime parlementaire. Il confie au vice-président du Conseil, Albert de Broglie,  la direction du gouvernement composé cette fois de membres de la majorité.

La « restauration de l’ordre moral » était dans l’esprit des monarchistes une phase préparatoire au rétablissement de la monarchie. L’« ordre moral » signifiait une politique ultra-religieuse qui faisait de l’Église un instrument de contrôle social. La construction du Sacré-Cœur de Montmartre était présentée en « vœu national », réparateur des crimes et laissant imaginer sur cet élan un gouvernement de l’Église de nature à effrayer les monarchistes.

Ces derniers hésitaient entre 2 modèles : un régime autoritaire et théocratique (d’ordre divin) ou libéral et civil, mais ce dernier était surtout  porté par l’opposition républicaine. En conséquence le régime en fait un ennemi radical. Les leaders et leurs soutiens sont harcelés par la haute administration d’État, le corps diplomatique et le milieu universitaire. Une vingtaine de préfets républicains sont remplacés. Les journaux républicains font l’objet de mesures d’interdiction en invoquant des lois datant d l’Empire. Afin de lutter contre le républicanisme municipal, une loi du 20 janvier 1874 confie au chef de l’État et aux Préfets le pouvoir de nommer tous les maires y compris en les choisissant hors du conseil municipal élu.

Si les monarchistes s’étaient mis d’accord sur le nom d’Henri d’Artois, comte de Chambord, comme prétendant au trône, sachant que ce dernier n’ayant pas d’enfant sa succession reviendrait à un Orléans, c’était sans projet politique commun, même pas celui du choix du drapeau que le comte de Chambord voulait blanc.

Dans cette impasse, le duc de Broglie envisage de porter la mandat du Président du Conseil à 7 ans, au-delà de l’échéance du mandat des députés. Cette réforme est votée de justesse le 19 novembre, mais elle stimule l’opposition républicaine qui trouve dans les légitimistes un allié improbable, ce dernier ayant vu leurs journaux interdits au prétexte de leur ton critique vis-à-vis du gouvernement.

Le projet de création d’une seconde Chambre est repoussé le 16 mai 1874, échec qui entraine la chute du gouvernement de Broglie. Pour le remplacer Mac-Mahon choisit un militaire, le général de Cissey.

L’évolution républicaine du régime. La constitution de 1875.

Les orléanistes et les Républicains modérés allaient s’accorder pour renforcer le régime à travers des lois constitutionnelles. En juillet 1874, Auguste Casimir-Perier demande l’ouverture de travaux sur la future constitution. Ensuite Henri Wallon, un ancien orléaniste devenu Républicain, suggère que les 2 chambres élisent ensemble le Président de la République.

De Broglie fit barrage à ces idées bien entendu, mais Gambetta continua sa mission d’infatigable commis-voyageur de la République et contribua ainsi à une large victoire des Républicains aux élections des conseils généraux et municipaux de l’automne 1874.

Le chemin vers la République se faisant, la montée du bonapartisme allait encourager un compromis entre les députés orléanistes et républicains.

La proposition Wallon vient devant l’Assemblée le 29 janvier 1875. Elle est adoptée à une voix de majorité, 353 contre 352. Elle précise que « le président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre réunis en Assemblée Nationale « . Une institution essentielle de la République est née : le président de la République est le chef de l’État et à ce titre le mandataire (titulaire d’un mandat) du Parlement. Le bicamérisme (Chambre Haute (Sénat), suffrage indirect) et Chambre Basse (Chambre, suffrage direct)) a permis de rallier certains conservateurs.

Courant février des dispositions sont plus facilement adoptées, l’avis du Sénat sur le pouvoir de dissolution de la Chambre par le Président de la République, la responsabilité des ministres devant le parlement, les vastes attributions du Président de la République, son élection pour 7 ans et le droit de révision (de la Constitution) qui pouvait s’étendre jusqu’à la forme du régime. La Chambre Haute est composée de 300 membres, 225 élus des départements, et des colonies et 75 élus par l’Assemblée Nationale sous forme de statut inamovible. Le 25 février 1875, la « loi relative à l’organisation des pouvoirs publics » était définitivement adoptée.

Certains républicains jugèrent excessifs les pouvoirs du Président. « Nous avons un roi, sans l’hérédité » résuma Louis Blanc.

La dénomination « constitution de 1875 » était excessive en l’absence de tout préambule, doctrine et définition générale. Ce handicap fut comblé par la suite, au début de la 3ème république par le vote des grandes lois sur les libertés et la reconnaissance du caractère impératif voire supérieur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

La victoire des Républicains

Les élections générales de début 1876 vont aboutir à la ratification de la « Constitution de 1875 » en en faisant une constitution républicaines, les tenants de l’« ordre moral » étant sévèrement battus.

La majorité au Sénat échappa de justesse aux Républicains avec 149 sièges sur les 300 dont Victor Hugo plébiscité à Paris. A l’Assemblée le scrutin uninominal censé favoriser les notables n’empêcha pas une large victoire des Républicains avec 360 députés contre 150 à leurs adversaires.  Paris, le Massif Central et la moitié Est de la France ont voté plutôt en faveur des Républicains. Le Sud-Ouest est resté bonapartiste et l’Ouest monarchique.

De nombreux républicains avaient en effet développé une véritable doctrine républicaine qui leur permit de stigmatiser les pratiques bonapartistes de corruption électorale et de démagogie populiste. Gambetta devint alors la cible d’attaque des bonapartistes le visant personnellement, notamment lors d’une agression physique en gare Saint-Lazare le 10 juin 1876.

Parmi les leaders républicains, Gambetta tranchait par son souci de la méthode, scientifique même, « école qui ne croit qu’au relatif à l’analyse, à l’observation, à l’étude des faits, au rapprochement et à la combinaison des idées » selon ses propres mots. Au cours de ses très nombreux voyages en train de nuit pour réserver ses journées aux discours, banquets et réunions, Gambetta esquisse la République de ses rêves, une République sage, ouverte à tous les hommes de bonne volonté, libérale et très modérément anticléricale.

Cette modération n’était pas partagée par Georges Clémenceau, ancien maire de Montmartre, partisan lui d’une République radicale, porteuse d’une grande réorganisation démocratique et sociale. Ces sensibilités restaient cependant sous le sceau du pragmatisme. Gambetta qui en 1873 voyait la Chambre Haute comme une « mutilation » du suffrage universel a fini par trouver les vertus d’un « admirable instrument d’ordre, de paix, de progrès démocratique cette intervention de l’esprit communal dans le règlement des grandes affaires politiques peut procurer à la France ». Il était accepté comme un « modérateur des pouvoirs publics ».

Les élections au Sénat et à la Chambre ont permis l’émergence d’une nouvelle génération tels Sadi Carnot, Jean Casimir-Perier, issus de grandes familles bourgeoises, de Félix Faure, Émile Loubet et Armand Fallières issus de couches plus modestes, tous les 5 accédant successivement à la Présidence de la république.

La République a fini par pénétrer dans les couches profondes du pays, apparaissant non plus comme le paravent de la réaction monarchique, mais une constitution en progrès.

Un historien américain, Philip Nord, a montré que l’évolution de la peinture reflétait bien les nouvelles attentes de la société. Le Bal du Moulin de la Galette de Pierre-Auguste Renoir illustre bien, 5 ans après la Commune, l’immense désir de liberté porté par l’art comme par les hommes d’un Montmartre vivant et merveilleux. L’impressionnisme explorer et porte un regard positif sur les couches rejetées de la société.

CHAPITRE III La République des Républicains (1876-1885)

Les historiens sont d’accord pour qualifier d’importante cette période de « République absolue » ou « victoires de la République » ou « années fondatrices ».

Cette République s’est affirmée en actes et en institutions et non par une doctrine explicite. Le 1er consista à promulguer des libertés fondamentales conférant aux citoyens une forme de souveraineté civique, le 2ème fut de reconnaitre aux membres de la société une existence civique qui avait vocation à d’étendre à tout l’espace social, le 3ème fit reposer les notions de contre-pouvoirs sur une conception critique de la raison et du savoir. Ces principes de liberté permettaient de s’opposer au pouvoir au nom justement de la République. Ces principes trouvent leurs racines bien avant, dans l’édit de Nantes (1598) notamment qui mit fin aux guerres de religion en opposant la liberté civique à la violence religieuse.

Les Républicains contre Mac-Mahon

Le 8 mars 1876, L’Assemblée nationale sortante transmet ses pouvoirs aux deux nouvelles chambres. Le Sénat élit à sa présidence l’orléaniste d’Audiffret-Pasquier  et la Chambre des députés Jules Grévy, républicain modéré. Mac-Mahon chercha le compromis en nommant Jules Dufaure, ancien ministre de Louis-Philippe et du gouvernement Thiers, à la tête du ministère.

Dès lors la cohabitation avec une chambre républicaine s’avéra conflictuelle et entraina la démission de Dufaure le 3 décembre 1876. Mac-Mahon nomme alors Jules Simon, ancien ministre de Thiers et professeur de philosophie.  Léon Gambetta le mit en difficulté le 4 mai 1877 en dénonçant son manque de fermeté vis-à-vis des prises de position « ultramontaines » (primauté spirituelle et juridictionnelle du pape sur le pouvoir politique) et des évêques français en faveur du pape. Cette question religieuse aviva l’affrontement des deux blocs et aboutit à la chute de Jules Simon le 16 mai 1877.

Mac-Mahon rappelle de Broglie, une figure de l’« ordre moral » ce qui eut pour conséquences de rassembler les Républicains jusque-là très divisés.  Immédiatement les députés républicains réclament un gouvernement de leur bord. Le 18 mai Mac-Mahon ajourne les Chambres jusqu’au 16 juin. La majorité de la Chambre se réunit aussitôt pour rédiger un manifeste dit des « 363 ».

Les 3 courants de la majorité, le Centre gauche formé d’anciens orléanistes ralliés à la République par libéralisme, la Gauche républicaine avec Jules Ferry et Jules Grévy et l’Union républicaine avec Gambetta. Ce dernier agit en chef militaire en sachant mobiliser Adolphe Thiers  et Jules Ferry. Lors de la rentrée du Sénat le 16 juin, Mac-Mahon réclame une majorité ultraconservatrice. Il engage en parallèle une reprise en mains de l’administration préfectorale. Dès le retour des Chambres, les députés votent le 19 juin un ordre du jour hostile au ministère. En réponse le pouvoir exécutif saisit le Sénat pour valider la dissolution de la Chambre des députés.

La campagne des législatives se déroula dans un climat de grande tension. Le ministre de l’Intérieur Oscar Bardi de Fourtou n’hésita pas à révoquer ou déplacer les fonctionnaires récalcitrants. La pratique de la « candidature officielle » fut généralisée et le Président mis toute son autorité et son prestige dans la balance.

Ils n’eurent d’égal que l’énergie et le talent que mit Gambetta dans la bataille. Il bénéficiait de soutiens décisifs dans la presse avec La France d’Émile Girardin, Le 19ème siècle d’Edmond About et son propre quotidien La République française. Il parvint à constituer un axe Gambetta-Thiers, l’ancien chef d’État pressenti pour reprendre ce poste, mais le 3 septembres il (Thiers) succombait à une congestion cérébrale. Son enterrement se transforma en cérémonie républicaine qui associa 1 million de parisiens.

La participation aux élections des 14 et 28 octobre 1877 fut exceptionnelle à plus de 80%. Les Républicains reculèrent de 363 à 323 élus et gardaient ainsi la majorité à l‘Assemblée. Pourtant le Président de la République ignora cette victoire en nommant à la tête du gouvernement le général de Rochebouët, envisageant le coup d’État. Le 24 novembre, les députés par 325 voix refusèrent d’entrer en communication avec le nouveau ministère.

Le Sénat n’étant pas prêt pour l’aventure d’une seconde dissolution de l’Assemblée, Mac-Mahon consentit à rappeler Dufaure à la tête du gouvernement. Un an plus tard le 30 janvier 1878, Mac-Mahon démissionne suite à un ultime bras de fer avec l’Assemblée, reconnaissant ainsi la défaite du camp monarchiste et conservateur.

La républicanisation du régime

Le 13 décembre 1877 Mac-Mahon avait demandé à Dufaure de former un gouvernement. Ce dernier accepta à la condition d’avoir toute liberté de nommer les ministres. Mac-Mahon reconnaissait également que le droit de dissolution ne pouvait être érigé en système de gouvernement.

Le gouvernement s’attacha alors à réduire l’influence des monarchistes en remplaçant 82 Préfets, des magistrats, ambassadeurs et généraux trop compromis avec eux. L’objectif gouvernemental était l’ordre, la paix et la justice. Cette modération renforça encore les Républicains à près de 400 députés lors d’une élection partielle visant à remplacer près de 70 invalidations.

La dynamique de progrès et de paix était donc espérée avec les Républicains. Dufaure confie à l’ingénieur polytechnicien Charles de Freycinet le soin de moderniser les voies ferrées et fluviales. L’Exposition universelle de 1878 consacre le sentiment national de puissance retrouvée. A cette occasion une stature de la République est inaugurée au Champ de Mars au son de la Marseillaise qui n’avait pas été entendue à Paris depuis la Commune.

Avec le projet de redonner aux délégués municipaux le soin de désigner les sénateurs a été proposé par Gambetta comme une manière de remettre de la politique au village et donc d’ancrer la République. Aussi le 1er renouvellement par tiers du Sénat en 1879 donna la majorité républicaine au Sénat dont un républicain Louis Martel devint le Président.

Face à deux chambres républicaines, Mac-Mahon se trouva isolé et conduit à démissionner le 30 janvier 1879. Les 2 chambres élisent son successeur Jules Grévy. Avec lui commença une phase très bourgeoise du régime où comptaient d’abord l’ordre et la stabilité d’une « République debout », en fait marquée par son versant protocolaire et formel.

Soucieux de conserver à son pouvoir toute sa prééminence, il ne nomma pas Gambetta chef du gouvernement mais William Waddington, positionné au Centre gauche et ancien ministre de Dufaure. Il fit entrer Jules Ferry. Gambetta devint Président de la Chambre et fut ensuite critiqué pour les grandes réceptions qu’il donnait à l’hôtel de Lassay contigu à la Chambre.

Le danger d’une restauration monarchique soutenue par l’Église était encore trop proche pour ne pas hanter les Républicains au pouvoir. Aussi le dogme républicain de la liaison de la démocratie et de l’instruction publique sont-ils devenus une priorité à laquelle Jules Ferry s’attacha au point de devenir le fondateur de l’école de la République.

Inspiré par les philosophies de Condorcet et d’Auguste Comte, Jules Ferry défendait l’idée d’une indépendance de la morale et de la science face aux religions. Ce cadre fut déployé en 2 projets de loi, un sur le Conseil supérieur de l’instruction publique et les Conseils académiques et le second sur la laïcisation de l’enseignement supérieur avec l’article 7 « Nul n’est admis à diriger un établissement public ou privé… ni à donner d’enseignement, s’il appartient à une congrégation non autorisée ». Cette interdiction visait près de 500 congrégations, les jésuites, les dominicains ou les frères maristes. Elle heurta l’esprit libéral de nombre de Républicains, notamment Jean Jaurès alors élève de l’École normale supérieure.

Cette laïcisation de l’enseignement ne visait pas à remplacer la religion de la foi par la religion de la raison, mais développer dans la société la valeur sacrée du savoir et de l’esprit critique. Tous les degrés d’enseignement de la réforme scolaire furent réorganisés au fil des textes sur 3 ans dans une très grande cohérence.

L’adoption des libertés fondamentales était guidée par la conviction inspirée de Montesquieu que le pouvoir devait arrêter le pouvoir.

En 1880 une loi accorde la liberté d’ouverture et de transfert des débits de boisson avec en parallèle une répression de l’ivresse publique. Une autre loi établit la liberté de colportage faisant du camelot et de la rue de nouveaux acteurs de la vie politique. La grande loi du 29 juillet 1881 instaura un régime très libéral pour la presse. Les délits de presse étaient tranchés par la justice et la seule mesure préventive concernait le droit de réponse.  Le radical Georges Clémenceau intervint pour repousser la tentation de punir l’outrage au nom de la liberté fondement de la démocratie.

La liberté de réunion a été accordée le 30 juin 1881, sous réserve d’une déclaration préalable  et la constitution en début de réunion d’un bureau responsable. La liberté d’association devra attendre par crainte de favoriser les congrégations religieuses.

Les lois du 4 mars 1882 et du 5 avril 1884 rendirent aux Conseils municipaux l’élection du maire et des adjoints, et définirent leurs pouvoirs et leurs attributions. Celle du 27 juillet 1884 instaura le divorce, l’adultère étant cependant davantage puni pour les hommes que pour les femmes.

L’ensemble de ces lois de libertés définissaient la République comme un régime de libertés individuelles et publiques en une œuvre constitutionnelle en 2 formes principales, la conscience politique de chaque individu d’une part et d’autre part les principes fondamentaux des lois de la République.

La loi du 13 août ferma la porte aux monarchistes en déclarant que « la forme républicaine de gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition » et « les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la Présidence de la République ». Une des conséquences de ces évolutions à caractère constitutionnel fût la suppression des prières publiques qui, chaque dimanche suivant la rentrée parlementaire, étaient adressée à Dieu dans les églises et les temples pour veiller aux travaux des assemblées.

Le pouvoir des symboles

Les Républicains, vainqueurs de toutes les élections et maitres des institutions, entreprirent de gagner le pays à la cause du régime, le convaincre que la République pouvait garantir son unité, exprimer son identité et porter son histoire. Trois décisions symboliques vont y contribuer de manière efficace : la fixation de la fête nationale au 14 juillet, l’instauration de La Marseillaise comme hymne national et le retour des Chambres à Paris.

Le 21 juillet 1879 les Chambres votent une révision des lois constitutionnelles limitées à l’article 9 qui fixe désormais le siège de l’Assemblée Nationale au Palais Bourbon et celui du Sénat au Palais du Luxembourg, l’élection du Président de la République par les deux Chambres réunies en Congrès restant à Versailles. 

Auparavant  le 1er acte symbolique fut voté le 3 mars 1879 par la loi de « grâce amnistiante » de tous les condamnés de la Commune, la loi d’amnistie intervenant le 11 juillet 1880. Gambetta alors Président de la Chambre et sortant de sa réserve liée à sa fonction et pourtant hostile à la Commune défendit l’impérieuse nécessité de la réconciliation nationale, identifiant ainsi la République à la nation et à son unité à quelques jours le la 1ère célébration de la fête nationale le 14 juillet. Cette amnistie restituait à la Commune sa place dans l’histoire de la République.

Après avoir hésité sur la référence à la fête de la Fédération le 14 juillet 1790, 1er anniversaire de la prise de la Bastille, évènement d’union nationale au Champs de Mars en présence de Louis XVI, des députés des 83 départements de l’époque et de 100 000 personnes ou au 14 juillet 1789, c’est ce dernier choix qui est retenu pour en faire une fête civique, populaire et laïque.

Cette première fête du 14 juillet 1880 efface définitivement celle du 15 août instaurée par Napoléon 1er et remise à l’honneur par Napoléon III. Une importante revue militaire signe l’union indissoluble entre l’armée, la patrie et la République. En soirée Gambetta donne une grande fête au Palais Bourbon et clôture cet évènement de passion populaire qui amène la société à la conscience d’elle-même.

L’année précédente, la Marseillaise était rendue à sa vocation d’hymne national. Cependant l’initiative prise par le cardinal Lavigerie, un artisan du rapprochement entre l’Église et les Républicains, de faire donner l’hymne national par la fanfare des orphelins de Saint-Eugène (Alger) suscita un énorme scandale qui s’ajouta à la critique des opposants au régime qui jugeaient ces mesures comme une preuve de division.

Beaucoup de rues, places ou avenues sont nommés « de la République » en attendant d’honorer Victor Hugo ou Gambetta bientôt disparus. La coutume s’installe d’orner les salles des mairies d’un buste de femme coiffée d’un bonnet phrygien (mot de « Phrygie » en Anatolie-Turquie, symbole de la Révolution de 1789) la « Marianne ». Toujours en 1880 un concours est lancé pour un monument à la gloire de la République. Réalisé par les frères Morice elle est haute de 3 m, protégée par un lion majestueux qui domine les allégories de la devise Liberté, Égalité et Fraternité et installée en 1884 place de la République à Paris. La même année un monument à la mémoire de Gambetta disparu 2 ans auparavant est inauguré dans le jardin du Carrousel.

La politique républicaine

A l’ouverture de la décennie 1880, les Républicains étaient maitres des institutions. Jules Grévy occupait la Présidence de la République, Léon Gambetta celle de la Chambre des députés et Léon Say celle du Sénat. Depuis 1877 le président de la République est soumis au parlement, c’est le temps du « parlementarisme absolu ».

Ce lieu de pouvoir est aussi un lieu de contre-pouvoir par les interventions des parlementaires visant à soutenir ou à renverser les ministères. L’un d’entre aux s’illustrera en « tombeur de ministère », Georges Clémenceau, pourtant député d’extrême gauche très minoritaire. Le relais sera pris dans la décennie suivant par Jean Jaurès, opposant critique inlassable du gouvernement dont celui de Clémenceau entre 1906 et 1909.

Aussi les présidents du Conseil se succédèrent à un rythme soutenu : William Waddington le 4 février 1879, Charles de Freycinet le 28 décembre, Jules Ferry le 25 septembre 1880, Léon Gambetta le 14 novembre 1881, Charles de Freycinet à nouveau le 30 janvier 1882, Eugène Duclerc le 7 août, Armand Fallières le 29 janvier 1883 et enfin Jules Ferry à nouveau du 21 février 1883 au 30 mars 1885, soit 8 gouvernements en 6 ans.

Au début de la décennie étudiée dans ce chapitre, la magistrature était encore largement inféodée aux  monarchistes. Cette dimension autoritaire de la magistrature heurtait les républicains qui voyaient en elle une institution d’autant plus hostile qu’elle soutenait l’action de l’Église. En 1877 Gambetta avait déclaré « … on livre un assaut à l’État : on lui fait des brèches au nom de la religion ; et c’est pourquoi il  n’y a au fond de tout cela que de pures questions politiques ».

La victoire des républicains lors de la crise du 16 mai 1877 (démission de Jules Simon attaqué par Gambetta sur sa faiblesse par rapport aux postions « ultramontaines » des évêques) les avaient encouragés à demander le déplacement des magistrats les plus réactionnaires. Leur succès électoral de 1879 leur donna les moyens de déplacer les membres hostiles aux républicains et notamment à la première campagne de laïcisation de l’État et de la société. Le Conseil d’État fut épuré dans la foulée. Il fallut cependant attendre le 30 août 1883 pour voir adopter, après deux années de commissions et de débats, la mise à la retrait d’office de 1 000 magistrats suspectés de sympathies congrégationnistes, bonapartistes, conservatrices ou peu motivés par l’idéal républicain.

L’objectif colonial soutenu par les « opportunistes » (Républicains modérés qui sont devenus aujourd’hui la droite libérale et républicaine) n’est pas une priorité au début de la période. Arrivé aux affaires en septembre 1880 Jules Ferry fait adopter deux grandes lois, le 16 juin 1881 la gratuité de l’enseignement primaire et le 28 mars 1882 l’instruction laïque et obligatoire.

Cependant si l’espoir du retour des « provinces perdues », dit « la Revanche », est toujours présent, le souci de redonner son rang de grande puissance à la France s’oriente plutôt vers la Tunisie. Le ministère des affaires étrangères  sous Jules Barthélémy-Saint-Hilaire par le bras armé du baron Chodron de Courcel plaide pour une intervention en Tunisie, alors sous une régence qui avait conquis son indépendance vis à vis de l’empire Ottoman, pour protéger les intérêts de la France et Algérie. Cette intention était soutenue par la Grande-Bretagne en marge du traité de Berlin le 13 juillet 1878.

Une colonne française de 400 hommes chargés d’ouvrir une route transsaharienne entre l’Algérie et le Niger fait l’objet d’un massacre par les Touaregs du bey de Tunis (le bey est le souverain tunisien dont l’origine du nom remonte au représentant de l’occupant de l’empire ottoman, le dey, à partir de la fin du 16ème siècle).

Ce massacre permet à Jules Ferry d’obtenir de la Chambre le 4 avril 1881 d’engager des crédits pour envoyer un corps expéditionnaire de 40 000 hommes. Très rapidement il soumet la Tunisie et contraint Sadok Bey à signer un protectorat français sur le pays le 12 mai 1881.

Cette politique tunisienne était combattue par la gauche radicale de Clémenceau, plutôt isolée sur ce sujet, l’accusant d’un impérialisme d’un autre âge. Clémenceau qui avait en ligne de mire la politique des « opportunistes » rouvrit les hostilités le 26 juillet au sujet d’une manœuvre du ministère de l’intérieur projetant d’avancer les élections législatives de la fin septembre au 21 août.

La stratégie de Léon Gambetta de recentrage à droite s’avéra cependant payante puisque l’Union républicaine devint le groupe dominant avec 204 sièges devant la gauche républicaine de Jules Ferry, 168 sièges, l’extrême gauche de Clémenceau progressant également au détriment du Centre gauche. Le cabinet Ferry reconduit ne tarda pas à chuter sur les affaires tunisiennes.

A regret Jules Grévy charge alors Léon Gambetta de former un nouveau gouvernement espéré en « grand ministère » avec des personnalités d’avenir telles Félix Faure, futur président de la République, Maurice Rouvier et Waldeck Rousseau futurs présidents du Conseil et la création de deux nouveau ministères, celui des Arts avec Antonin Proust et de l’Agriculture avec Paul Devès.

Dès lors la Chambre ne laissa aucun répit au gouvernement Gambetta, Jules Grévy et son gendre Daniel Wilson se chargeant de ruiner la réputation de Gambetta le rendant responsable du krak de l’Union générale, une banque catholique victime de l’incompétence de sa direction, ruinant au passage des milliers de français. L’ouverture du débat sur la révision constitutionnelle le 26 janvier 1882 fut fatale à Gambetta. La République entrait ainsi dans l’âge de l’instabilité ministérielle et de l’inconstance parlementaire.

Jules Grévy confie alors à Charles de Freycinet le soin de former un nouveau gouvernement qui tombe 6 mois plus tard sous les attaques de Georges Clémenceau. Suivent deux éphémères gouvernements dirigés par Eugène Duclerc et Armand Fallières avant que Jules Ferry prenne sa revanche, aidé en cela par le décès prématuré (affection consécutive à un cancer) de Gambetta le 31 décembre 1882 à 44 ans.

Dans son discours d’entrée devant la Chambre le 22 février 1883, Jules Ferry affirme  et rappelle le principe de sa politique « opportuniste ».

Les grandes réformes vont se poursuivre à un rythme soutenu. Le 1er août c‘est la réforme d’« épuration » de la justice qui scandalise Jules Simon à qui Jules Ferry répond que « la politique dans ce pays consistera toujours dans l’art de céder à l’opinion ». La loi très libérale du 22 mars 1884, défendue par Waldeck Rousseau, ministre de l’Intérieur, institue les syndicats, celle du 5 avril de la même année organise les pouvoirs municipaux, la loi du 27 juillet 1884 autorise le divorce pour faute. La révision constitutionnelle est votée par le Congrès le 13 août 1884.

Jules Ferry appliqua la même méthode opportuniste à  sa politique coloniale. En 1883 il crée le Conseil supérieur des colonies et se lance dans la conquête de l’Annam (centre Viet Nam et ancien protectorat chinois) puis du Tonkin (Nord Viet Nam) l’année suivante. Celle du Tonkin met les français au contact de l’armée chinoise qui aboutit au « revers » de Lang-Son la 29 mars 1885.

Le lendemain Jules Ferry demande des moyens à l’Assemblée pour continuer une guerre qui ne disait pas son nom. Clémenceau riposte vigoureusement et met Jules Ferry en minorité sur le vote des crédits militaires et provoque la chute de son gouvernement. Il ne reviendra pas au premier plan mais s’illustrera dans sa résistance au boulangisme.

Imaginaires et libertés

La fabrication par la République de nombreux symboles d’espoir de liberté fut bientôt relayée par des artistes, peintres et sculpteurs, contribuant à développer au sein de la société sa conscience politique et esthétique.

Premier acte symbolique de la victoire des Républicains, l’ext(rposition universelle de 1878 fut un immense succès populaire avec plus de 6 millions de visiteurs mais aussi une démonstration de l’attachement à la république avec son inauguration officielle la 30 juin, une fête populaires où une foule immense envahit Paris qui ne fut que lampions, lumières et musique, spectacle magnifié par Claude Monet dans Rue Saint-Denis.

Moins d’un an auparavant les obsèques d’Adolf Thiers, qui rassembla plus d’un million de Parisiens sur le parcours du cortège en direction du cimetière du Père Lachaise où fut inhumé le « libérateur du territoire », étaient annonciatrices de la victoire des Républicains sur la réaction monarchique. Il devenait clair que l’unité de la nation passait par l’engagement pour la République qui faisait son retour dans un Paris populaire qui n’avait pas péri avec « la semaine sanglante ».

Le 6 janvier 1883 se déroulèrent les obsèques de Léon Gambetta, décédé prématurment. Elles furent le plus grand évènement de ferveur populaire depuis les obsèques de Thiers. Plusieurs milliers de couronnes portant pour la plupart l’inscription « Au Patriote » furent déposées à ses pieds. Les militaires lui rendirent un hommage officiel en reconnaissant en lui le « résistant » de 1870 et le républicain du programme de Belleville.

Entre ces deux évènements de ferveur populaire, un comité présidé par Louis Blanc appelle à fêter les 80 ans de Victor Hugo le 27 février 1881. Le président de la République Jules Grévy lui rend visite avec un vase de Sèvres en cadeau et 600 000 parisiens défilent sous ses fenêtres de sa rue rebaptisée Victor Hugo, célébrant ainsi le poète pétri d’idéalisme humanitaire et de patriotisme français.

Après la disparition de Juliette Drouet, sa maitresse, le 11 mai 1883, Victor Hugo disparait à son tour le 22 mai 1885. Paris et la France entrent en deuil, l’aristocratie politique mais aussi le Paris populaire, la France des instituteurs laïcs jusqu’aux anciens communards que Victor Hugo avait contribué à réintégrer dans communauté nationale.

Pour l’occasion, le Panthéon, restitué au culte catholique en 1851 après en avoir été privé en 1830 est désacralisé pour recevoir la dépouille de Victor Hugo, le défunt ayant été aidé en cela en désignant comme exécuteurs testamentaires Jules Grévy, Léon Say et Léon Gambetta, respectivement présidents de la République, du Sénat et de la Chambre. Le 31 mai au matin puis le lendemain, le cercueil de Victor Hugo défile pendant 8 heures dans Paris de son domicile au Panthéon, au milieu d’un foule de près de 2 millions de personnes. 19 discours sont prononcés, célébrant ainsi les vertus littéraires, scientifiques et artistiques d’un héros de la République et également le plein exercice des libertés de pensée, de conscience et d’expression nécessaires à leur épanouissement. L’Église et l’extrême gauche désapprouvèrent cette publicité faite au régime, montrant ainsi les limites des libertés portées par le régime porteuses de subversion.

Une autre affirmation magnifique de la liberté est une initiative privée de l’Alsacien de Colmar Auguste Bartholdi avec l’immense statue de femme symbolisant la lumière de la liberté sur le monde, conçue comme une œuvre d’amour, après le viol de son pays natal, par son auteur ancien combattant de 1870 et ami de Gambetta. Elle symbolisait également pour la France, qui l’offrit en 1886 à New-York, et aux Etats-Unis, un honneur à une référence commune aux droits de l’homme.

Le chantier de la statue de la Liberté, un monument de 47 mètres de hauteur, a duré 9 ans, de son lancement à partir d’une idée originale de son ami Édouard Laboulaye le 6 novembre 1875 à son inauguration sur l’île de Bedloe dans la baie de New York le 28 octobre 1886.

A côté de la liberté, le patriotisme fut une arme puissante aux mains des Républicains pour installer leur régime. En 1875, la Revanche sur l’Allemagne et la fidélité aux « provinces perdues » était un ressort du patriotisme unificateur. Après l’ancrage du régime, la Revanche devait découler d’un projet plus politique, celui de la colonisation et du pouvoir de la France dans le monde et non pas une fin en soi.

Paul Déroulède, un ancien engagé volontaire de la guerre de 1870 devenu capitaine, devint le chantre de ce patriotisme. En 1872 il publie ses Chants du soldat vendus à plus de 100 000 exemplaires. Après sa rupture avec Jules Ferry en 1882 il fonde la Ligue des patriotes qui recueille des adhésions prestigieuses, Victor Hugo, Léon Gambetta, le philosophe Ferdinand Buisson, le chimiste Marcelin Berthelot, qui témoignaient d’une piété envers les « province perdues ». Louis d’Hurcourt ayant mis son journal Le Drapeau au service du mouvement, les adhésions montèrent à 200 000, chiffre considérable pour l’époque.

Si dans les années  fondatrices, la Revanche ressemblait encore largement au rêve romantique d’une patrie bienveillante, avec la ligue elle commença à prendre les contours d’un nationalisme autoritaire. Gambetta lui-même devint réservé vis à vis d’un mouvement qui finit par basculer à partir de 1885 dans l’opposition parlementaire.

PARTIE II LE DÉFI DE LA DÉMOCRATIE

CHAPITRE IV La tentation autoritaire des Républicains (1885-1897)

Le temps des « fondateurs » de la République s’achève avec Jules Ferry. Elle commence à décevoir les masses urbaines, touchées par les difficultés économiques et sociales, qui se tournent vers de nouvelles idéologies, le nationalisme qui change de visage avec le boulangisme, la menace anarchiste, le socialisme suspecté de menacer l’ordre social.

La crise boulangiste

Suite à la démission de Jules Ferry et au gouvernement transitoire d’Henri Brisson, les élections de la Chambre des 4 et 18 octobre 1885 voient doubler le nombre de députés conservateurs à 201 qui se regroupent aussitôt en une union des droites. Les 200 Républicains se regroupent dans l‘Union des gauches. Les radicaux favorisés par le scrutin de liste en 2 tours sont considérés comme les grands gagnants de l’élection. Cependant la physionomie de la Chambre montre son incapacité à faire émerger des majorités fortes.

C’est dans ce contexte incertain voire instable que le général Boulanger, ministre de la guerre sous le gouvernement Freycinet (Janvier à décembre 1886), se révèle lors de la revue militaire le 14 juillet 1886 suite à des réformes améliorant le quotidien de la troupe. Les partisans de la Revanche lui font une intense publicité sous forme d’affiches, placards, feuilles, chansons vantant les mérites d’un général, rempart contre l’Allemagne et pourfendeur des parlementaires corrompus.

Les Républicains de gouvernement sentent le danger que représente cet « électron libre ». il ne fait plus partie du gouvernement Maurice Rouvier formé le 30 mai 1886. Cela n’empêche pas l’opinion publique d’adhérer de plus en plus à la propagande qui transforme Boulanger en champion du patriotisme nationaliste et du moralisme politique. Il est éloigné de la scène nationale est muté à Clermont-Ferrand et le 8 juillet 1887 devant la gare de Lyon une foule immense tente de s’y opposer, mais le général choisit de rester légaliste et d’obéir aux ordres.

La révélation d’un trafic de Légion d’honneur organisé par Daniel Wilson, gendre de Jules Grévy, président de la République en exercice, le conduit à démissionner le 2 décembre 1887 devant son incapacité à trouver un prétendant pour former un gouvernement. C’est Sadi Carnot qui lui succède, soutenu par Clémenceau et les radicaux.

Le nouveau gouvernement Pierre Tirard, un modéré de la majorité républicaine et ami de Sadi Carnot, investi le 12 décembre 1887, met à la retraite d’office le « général Revanche » le 27 mars 1888. Il devient aussitôt éligible et se présente à une élection partielle dans le Nord. Son influence s’étend à l’Assemblée à l’occasion d’une révision constitutionnelle proposée par les radicaux qui met le gouvernement en minorité et provoque sa démission.

Le nouveau gouvernement Charles Floquet investi le 3 avril 1888 prend conscience du grave danger de la situation et se rapproche des Républicains opportunistes mais Boulanger accumule les succès électoraux lors d’élections partielles en province puis à Paris, soutenu par les journaux La Cocarde, La Revanche ou La France Militaire et aussi à l’extrême-gauche par Henri Rochefort et son journal L’intransigeant. Le coup d’état est maintenant à sa portée, mais il ne franchit pas le pas, par légalisme ou pensant à une victoire politique.

La gravité de la situation politique et le risque de dictature ont fini par éveiller le camp républicain. C’est Jules Ferry qui a été le premier à dénoncer le danger du Boulangisme, notamment lors de son discours d’Épinal le 24 juillet 1887. Les radicaux se rallièrent eux aussi au moment où un des leurs, Charles Floquet devient Président du Conseil le 3 avril 1888.

Le 23 mai 1888 une Société des Droits de l’Homme voit le jour au siège du Grand Orient de France. Georges Floquet affronte le général Boulanger à l’Assemblée le 2 juin 1888 puis le 13 juillet suivant, joute verbale qui se termina dans un duel à l’épée avec la victoire de Floquet. Le lendemain le président Sadi-Carnot lance un avertissement au populiste. A la mi-novembre le député breton Pierre Waldeck-Rousseau lors d’un banquet républicain au théâtre Bellecour à Lyon appelle Charles Floquet au rassemblement de tous les républicains contre l’aventure césariste et la révision de la constitution. 

Bien qu’hostile au scrutin de liste, Floquet finit par le demander et l’obtenir des 2 Chambres le 14 février 1889, seule façon de lutter contre le boulangisme, en vue des élections législatives des 22 septembre et 6 octobre 1889. En effet elle exigeait une déclaration de candidature préalable et de s’attacher à une circonscription.

Abattant sa dernière carte, le général Boulanger annonce le 17 mars l’alliance avec les monarchistes. La menace cléricale et royaliste finit par unir le camp républicain. Le gouvernement menace le général Boulanger de la Haute Cour pour « attentat contre la sûreté de l’État ». Ce dernier choisit de s’exiler à Bruxelles le 1er avril 1889.

La méfiance entre boulangistes et conservateurs les empêcha de présenter des listes communes. L’unité retrouvée des Républicains leur permit de triompher avec 366 élus contre 168 pour la droite et 42 pour les boulangistes. Cependant des « Républicains démocrates » furent battus dont Jean Jaurès.

En réalité, l’union des Républicains contre le cléricalisme et le conservatisme  avaient éloigné la République de l’exigence de démocratisation et de justice réclamés par Jaurès mais aussi d’une certaine manière par Boulanger lui-même. En effet le boulangisme dans ses contradictions portait aussi une vision réformatrice avec des idées de révision constitutionnelle, de réforme de l’État, de liberté religieuse, de renforcement de l’autorité nécessaire à la démocratie. La République évoluera vers un conservatisme de plus en plus autoritaire et impérial.

La République aveuglée

La célébration du 1er centenaire de la Révolution française couplé avec l’Exposition universelle de Paris de 1889 ancrèrent la République dans la conviction de son œuvre.

Célébrer la Révolution implique des choix dans les dates à célébrer et un dosage pour éviter tout débordement révolutionnaire. Sont retenues le 5 mai 1789 (ouverture des États Généraux), le 20 juin (serment du jeu de Paume), le 14 juillet (prise de la Bastille) et le 4 août (abolition des privilèges).

Le 5 mai 1889 est déclaré férié, de multiples initiatives officielles et populaires sont déployés à Paris et en province, notamment la plantation d’arbres de la Liberté. Ce fut aussi l’occasion de panthéoniser Lazare Carnot (député montagnard à la Révolution, membre du Directoire), Hoche (dont les héritiers refuseront le transfert) et François Séverin Marceau tous deux cadres de la Garde nationale et généraux émérites des années qui ont suivi la Révolution et Jean-Baptiste Baudin (député de l’Ain mort sur les barricades le 2 décembre 1851 tué par les soldats de Napoléon III).

Le choix des militaires sert à magnifier, face à Boulanger, le loyalisme des armées de la République. Hoche est remplacé par un autre héros, érudit et modeste par idéal, de la Révolution le grenadier de la Tour d’Auvergne, nommé premier Grenadier de la République par Napoléon Ier.

L’Exposition universelle fut un immense succès avec 55 486 exposants dont 25 364 étrangers et 25 515 985 entrées payantes avec en vedette l’inauguration de la Tour Eiffel pour l’occasion. Ce succès contribua au rayonnement du centenaire de la Révolution française.

La fin de la crise boulangiste, le résultat des élections de 1889 et le raidissement autoritaire ont conduit le gouvernement à rechercher la stabilité et éviter toute réforme pouvant conduite au changement. Cet immobilisme politique eut pour corolaire le protectionnisme sur le plan économique et sur le plan social un conservatisme intransigeant alimenté par la peur du socialisme et de l’agitation ouvrière.

Cependant une nouvelle crise allait ébranler ce régime avec le scandale de Panama, un projet  conduit par Ferdinand de Lesseps fort de sa réussite du canal de Suez. L’origine se trouve en 1888 dans le soudoiement suspecté de 104 députés par un des leurs, Joseph Reinach dont l’oncle, le baron de Reinach, était l’agent financier de la Compagne du Canal de Panama, ce dernier étant manipulé par Cornélius Herz, un médecin franco-américain et affairiste, introduit auprès de nombreux politiques de premier plan. Cette gigantesque opération, qui touchait aussi des journaux avaient pour but d’obtenir du parlement l’autorisation d’émettre un emprunt pour terminer le canal de Panama qui connaissait des surcoûts importants. Malgré cela, la Société fait faillite le 4 février 1889, lésant de nombreux épargnants.

Les boulangistes et leurs amis s’engouffrent dans cette brèche de la morale en politique avec Jules Delahaye, un ancien député boulangiste, à l’Assemblée nationale et Paul Déroulède, un chantre de la Revanche, soutenant une vigoureuse attaque de presse. Mais la menace du nationalisme teinté d’antisémitisme favorisera l’unité républicaine et une alliance avec la droite libérale. Le gouvernement d’Alexandre Ribot est renversé le 30 mars 1893 et remplacé par celui de Charles Dupuy et ouvre ainsi une période conservatrice de 6 années, bientôt soutenue par le ralliement des catholiques.

Au lendemain des élection de 1889 il est apparu à certains conservateurs que ce régime était devenu « inévitable » et qu’en conséquence il convenait de s’entendre avec les Républicains pour donner une majorité qui défende l’ordre social. Ce ralliement était cependant tactique et ne s’autorisait pas à aller sur la question des principes supérieurs de laïcité ou d’égalité.

Le mouvement de ralliement commença par la création en mars 1890 par le député orléaniste Jacques Piou de la « Droite constitutionnelle », un groupe parlementaire fondé sur la volonté de s’opposer à la contestation de l’ordre social. La seconde étape fut le fameux « toast d’Alger » au ralliement des catholiques à la République, porté par le cardinal Lavigerie, proche du pape Léon XIII)  le 12 novembre 1890 devant la Marine française.

La haute hiérarchie catholique étant opposée à cette évolution, le pape décida alors de s’adresser directement à l’opinion publique le 17 février 1892 lors d’un entretien avec le rédacteur du Petit journal, Ernest Judet, puis avec la publication de l’encyclique Au milieu des sollicitudes 3 jours plus tard.

Ce ralliement entraîna une reconfiguration assez profonde du paysage politique autour du Centre, évitant les extrêmes de l’époque, boulangistes et leurs héritiers nationalistes et antisémites d’un côté et les socialistes de l’autre.

La République menacée

Si le succès de la journée des maires de France de 1889 et les 70 voyages réussis de Sadi Carnot en Province lors de son mandat ont pu être un indice de l’ancrage républicain dans le pays, il n’en demeure pas moins que les voix des extrêmes se font de plus en plus pressantes.

Les nationalistes plutôt républicains et à gauche glissèrent progressivement à droite au fur et à mesure qu’ils développaient une haine de la République. Ils furent bientôt rejoints par les catholiques monarchistes qui virent dans ce qui devenait une doctrine politique un levier puissant de leur opposition à la République.

Cette idéologie reposait sur une combinaison des tendances opposées, démocratie et autorité, droits de l’homme et nation, appel à la justice et pratique de la violence qui trouvait un écho dans les aspirations populaires sans faire la distinction entre raison et passion.

Si le boulangisme ne réussit pas à s’ériger en parti politique, la Ligue des patriotes fondée par Paul Déroulède et les Républicains bascule dans l’antiparlementarisme et devient en 10 ans une organisation militante prête au coup de force voire au coup d’État. Déroulède n’en est pas pour autant un fondateur français du fascisme, mais il cherche une 3ème voie avec sa république plébiscitaire, une tentative de synthèse entre un républicanisme authentique, en filigrane un héritage bonapartiste et un souci conservateur grandissant.

Ce nationalisme politique finit pas se rapprocher de l’idéologie antisémite, surfant sur les peurs nationales, la crise économique, la détresse sociale et le rejet de la modernité, trouvant dans « le juif » le bouc émissaire idéal. Cette idéologie fut servie efficacement par l’essor de la librairie et de la presse avec notamment un essai de 1 200 pages d’Édouard Drumont « La France juive », sous-titré « Essai d’histoire contemporaine ». Il exploite sans états d’âme ni souci de vérité ni de respect des sources, les préjugés de couches entières de la population pour exacerber la peur et la haine du « juif ».

Cet ouvrage est une synthèse des différents courants, l’antijudaïsme confessionnel porté notamment par La Croix et le combat de l’extrême gauche populiste qui associait la lutte anticapitaliste et le combat anti-juif, teinté d’une connotation moderne avec « la science des races » et avec un credo martelé « tout vient du juif et tout va au juif ».

Les Républicains regardaient également avec inquiétude la force montante des mouvements ouvriers et socialistes. C’est Jules Guesde qui sera à l’origine du 1er parti socialiste de France. Après une première période radicale et anarchiste, Jules Guesde est devenu un marxiste orthodoxe aidé en cela par Karl Marx lui-même qui l’aida à rédiger en 1880 un programme, la « Charte du parti des travailleurs socialiste de France », à l’occasion du congrès socialiste du Havre.

Des scissions parmi cette fondation socialiste se firent rapidement avec les partisans d’Auguste Blanqui, rebutés par le marxisme, Jean Allemane qui fonda en 1890 le « Parti ouvrier socialiste révolutionnaire » avec un fort recrutement ouvrier parisien. Ce risque de désintégration poussa les députés socialistes à fonder un groupe unique d’« Union socialiste de la Chambre » avec notamment Aristide Briand et Jean Jaurès.

Pour défendre la République, le temps des alliances était venu. Jean Allemane, Paul Brousse et Jules Joffrin, un des fondateurs avec Clémenceau de la Société des droits de l’Homme, rejoignirent les Radicaux prêts à en découdre avec les boulangistes. Curieusement les Blanquistes et les partisans de Jules Guesde refusèrent de choisir entre les boulangistes et les Républicains.

Jean Jaurès, élu républicain du Tarn et plus jeune député de France en 1885 s’était révélé un farouche opposant au boulangisme. Avec Lucien Herr, normalien et agrégé de philosophie comme lui, il vint à penser le socialisme en relation avec la démocratie et la société et à l’ancrer solidement à la République.

L’extrême gauche se déployait aussi dans l’anarchisme sur la base d’une doctrine de protestation contre l’ordre établi et la domination de l’État bourgeois révélés par la répression de la Commune. Mais la fidélité première de cette sensibilité à la république a été mise à mal par l’évolution de la République, entre corruption, domination et répression. L’anarchisme français prit progressivement deux formes opposées : la première par une pensée politique parmi les milieux politiques et artistiques d’avant-garde s’appuyant sur des revues d’avant-garde et la seconde sous forme d’une action anarchiste violente voire sauvage contre l’injustice sociale et le pouvoir d’État.

Cette dernière s’illustra d’abord en la personne de Ravachol, mêlant attentats politiques et crimes de droit commun. Après 4 attentats à la bombe il est arrêté le 30 mars 1892 et exécuté le 11 juillet suivant. Il suscita de nombreuses vocations avec notamment Auguste Vaillant qui lança une bombe dans l’enceinte de la Chambre des députés le 9 décembre 1893. Des lois très répressives s’en suivirent et il fut exécuté le 7 février 1894. Sa mort fut vengée à son  tour le 12 février par l’étudiant Emile Henry avec une bombe qui explosa à l’Hôtel Terminus, face à la gare Saint-Lazare.

A chaque fois la réaction disproportionnée des autorités témoignait de leur peur et de leur désarroi. Outre les 2 000 perquisitions dans les milieux anarchistes dès janvier 1893, la police réprima violemment toute manifestation d’opposition  qu’elle soit anarchiste, sociale ou syndicale. Le 1er mai 1893 le gouvernement de Charles Dupuy fit fermer la Bourse du travail à Paris et ordonna son occupation le 7 juillet suivant. En réaction  à l’exécution d’Émile Henry, Geronimo Sant Caserio, un boulanger de 20 ans, assassina le président de République Sadi Carnot à Lyon le 24 juin 1894. Caserio fut guillotiné le 16 août 1894, entrainant encore une fois le durcissement de la répression.

La République refermée

La question sociale polarisa les élections générales de 1893, défendue par les socialistes aidés de quelques radicaux qui en défendaient l’urgence alors que les Républicains y voyaient une source de désordre.

Le scrutin des 20 août et 3 septembre fut caractérisé par un fort taux d’abstention, près de 30%, le recul de la droite monarchique avec 56 élus, le glissement des républicains vers la droite modérée avec 300 députés et une progression de la gauche et des radicaux. Le 1er gouvernement Casimir Perier proposa une politique de tolérance religieuse, baptisée « esprit nouveau » non consensuelle parmi sa majorité.

Cette fragilisation fit tomber ce gouvernement le 22 mai 1894 sur une question sociale, le refus d’étendre aux cheminots le principe de la loi de 1884 sur les syndicats. Le nouveau gouvernement Charles Dupuy accentua une politique de conservatisme social et de répression  de l’extrême gauche, justifiée par les menées anarchistes.

L’arrivée d’une nouvelle génération au gouvernement avec Raymond Poincaré aux Finances, Georges Leygues à l’Instruction publique ou Louis Barthou aux Travaux publics, considérant la politique comme une profession plutôt qu’une mission, se consacrant à gouverner plutôt qu’à fonder. L’erreur de cette génération fut d’oublier que la politique en République impliquait de répondre aux questions du moment, au niveau social ou au niveau moral.

Le 27 juin 1894, Casimir Perier accède à la présidence de la République et il est aussitôt violemment attaqué par des députés radicaux et socialistes. Cette grande tension était due à l’intransigeance du pouvoir républicain sur le front social et aux ripostes ouvrières à la répression.

Cette répression a pour effet de fédérer la gauche à laquelle les anarchistes se sont ralliés et de stimuler la combativité des syndicats. Lors du congrès de la Fédération nationale de syndicats de septembre 1894 Aristide Briand défendent le principe de la grève générale comme réponse à répression de plus en plus violente des mobilisations ouvrières.

Cette décision avait été précédée et motivée par des évènements qui ont frappé les esprits. En avril 1891, les socialiste « guesdistes » avaient lancé un appel à la grève générale aux 12 000 ouvriers des usines textiles de Fourmies dans le Nord réclamant la journée de 8 heures. Le patronat local affirma par voie d’affiches sa volonté de faire aucune concession. Le 1er mai les rassemblements des grévistes se heurtèrent à la gendarmerie locale puis à 2 compagnies d’infanterie de Maubeuge qui tira sur la foule faisant 10 morts dont des enfants et des jeunes filles et 30 blessés. L’une d’elles, Maria Blondeau, 18 ans, mourut en tenant à la main la branche d’aubépine offerte par son amoureux.

Cet évènement eut de nombreuses conséquences. Il contribua à faire basculer un 1er mai folklorique vers un 1er mai révolutionnaire (Le 1er mai a été initié en 1884 aux États Unis, date du moving day, échéance de nombreux contrats de travail à l’époque et fêté en France à partir de 1890 comme la fête internationale du travail). Sous le coup de l’émotion, Paul Lafargue (gendre de Marx) et dirigeant du Parti ouvrier français est élu député lors d’une élection partielle à Lille.

Le 15 mai 1892 la commune ouvrière de Carmaux dans le Tarn avait élu pour maire le mineur Jean Calvignac. La direction des houillères ayant interdit à l’élu de s’absenter pour exercer son mandat, une grève générale est déclenchée le 16 août 1892, une majorité d’ouvriers considérant qu’il s’agissait là d’une atteinte à leur liberté de vote. Jean Jaurès s’engage aux côtés des grévistes et accuse les dirigeants de la Compagnie des Mines de Carmaux de violer la loi du 2 février 1852 qui criminalise les actes d’intimidation proférés aux électeurs. Le gouvernement réagit en envoyant 1 500 soldats sur le carreau de la mine, mais le soutien de Jean Jaurès relayé par Alexandre Millerand à la chambre des députés aboutit à la démission du marquis de Solages de son mandat de député. L’élection partielle qui s‘en suivit le 8 janvier 1893 permit à Jean Jaurès de faire son retour à la Chambre comme socialiste indépendant.

Ces évènements ont repoussé, encore un peu plus aux yeux d’une partie de la gauche et de l’extrême gauche, les Républicains dans le camp de la réaction. Ils ont précédé de peu les attentats anarchistes, liés eux aussi à l’intransigeance du pouvoir sur le front social. L’enchainement de la répression pouvait continuer. La majorité parlementaire a fait adopter les 12 et 15 décembre 1893 une nouvelle législation anti anarchiste encore plus large et plus menaçante pour les libertés publiques que les précédentes. Le 30 avril 1894, Jean Jaurès intervient à la Chambre pour s’indigner de vagues d’arrestations dont il a démontré qu’elles avaient pour origine des provocations par des agents employés par le gouvernement.

A la suite de l’émotion provoquée par l’assassinat de Sadi Carnot le 1er juillet 1894 une troisième série de mesures est votée le 26 juillet pour faire disparaitre « les idées anarchistes » dans la presse, les réunions publiques ou privées et même la correspondance. Jean Jaurès, le 24 juillet, dénonce aussitôt dans La Dépêche et à la Chambre le lendemain une définition si vague de l’anarchie qu’elle autorisait le gouvernement à poursuivre tous ses opposants, notamment les socialistes et une justice qui servait les intérêts de la classe bourgeoise. Il proposa même un amendement assimilant la corruption des hommes publics à de l’anarchie. Sur ces bases Jaurès tente de rallier les « vieux républicains » les incitant à s’opposer à des mesures qui rappelaient les pratiques de l’Empire. Cette loi fut cependant votée à une voix de majorité.

En vertu de ces nouvelles lois dénoncées comme « scélérates » des procès retentissants furent lancés contre les intellectuels suspectés  de « théorie anarchiste ». Une partie notable du monde des lettres et des arts se mobilisa en faveur d’écrivains anarchistes notamment à l’occasion de la publication par Jean Graves dans Le Révolté d’idées anarchistes. Jean Graves était aussi l’auteur de La société mourante et l’anarchie se fondant sur la recherche d’un idéal de justice et de beauté.

La volonté d’éradiquer l’anarchisme fut à son comble après l’attentat du restaurant Foyot et de l’assassinat de Sadi Carnot. Un grand procès dit « des Trente» ou « procès des intellectuels » fut organisé pour juger les intellectuels anarchistes accusé « d’association de malfaiteurs » le 6 août 1894. Cette répression justifiée par la violence anarchiste laissa der traces profondes en France. Elle confirmait que la République était prête à s’écarter de la démocratie.

En opposant le principe universel des libertés individuelles aux « lois scélérates », Jean Jaurès trouva matière à des combats, notamment avec la défense  du jeune socialiste Gérault-Richard poursuivi pour avoir écrit un article au vitriol contre Casimir Perier le nouveau président de la République. Ensuite il invoqua le 24 décembre 1894 la clémence à l’égard de Dreyfus, capitaine d’artillerie suspecté et par avance condamné pour espionnage, alors que le ministre de la Guerre avait déposé un projet de loi visant à rétablir la peine de mort en matière d’espionnage, peine que la 2ème République avait abolie pour les crimes politiques.

« Ni révolution, ni réaction »

L’agitation socialiste et la brutalité du gouvernement ont fini par ébranler la majorité républicaine. Sous les coups de boutoir répétés d’Alexandre Millerand et de Jean Jaurès pour les socialistes et de René Goblet pour les radicaux, une minorité de républicains modérés fait tomber le gouvernement Dupuy le 14 janvier 1895. Faisant constat d’impuissance, le président de la République démissionne le lendemain. Le modéré Félix Faure bat le « Gambettiste » Waldeck Rousseau et la radical Henri Brisson et succède à Casimir Perier le 17 janvier 1895.

Après plusieurs tentatives de recomposition de la majorité en une « union républicaine » avec les gouvernements Alexandre Ribot et Léon Bourgeois, ce dernier tombant après avoir proposé la création d’un impôt sur le revenu. Le 23 avril 1896, Jules Méline, un républicain progressiste ancien ministre de Jules Ferry constitue un gouvernement qui eut une durée exceptionnellement longue de 2 ans.

Son mot d’ordre était « ni révolution ni réaction » et à ce titre Jules Méline conclut une alliance tactique avec la droite catholique qui se traduit par l’arrêt de la politique anticléricale. Elle se traduit par une reconstitution des congrégations, le développement de l’enseignement confessionnel pour les jeunes filles et le renouveau des pratiques religieuses telles les processions de reliques.

L’autre effet de cette alliance est une politique de violence à l’égard des libertés et des traditions démocratiques, ce qui ne tarda pas à réveiller une partie des républicains notamment proches des fondateurs tels Waldeck Rousseau, ancien ministre de Gambetta. Cette alliance apparut comme un marché de dupes car les députés catholiques n’eurent  de cesse de critiquer le régime, allant même jusqu’à passer des accords électoraux avec les nationalistes, notamment la Ligue de Paul Déroulède.

La gauche républicaine était cependant prise au piège entre le souci de ne pas affaiblir le camp républicain et l’envie de le sanctionner. Jules Méline donna cependant des gages à la gauche avec une réforme instituant la responsabilité des employeurs dans les accidents du travail et la création de sociétés de secours mutuel votée en 1898.

L’affaire Dreyfus, déjà présente dans l’opinion en 1896, n’entra pas tout de suite au parlement malgré le talent oratoire des rares députés ayant compris dès le début 1898 la gravité de l’évènement. Ces députés, tels Joseph Reinach et Jean Jaurès, furent même battus aux élections générales de mai 1898.

Jaurès continue son combat dans la presse et en publiant le 5 octobre 1898 Les Preuves (de l’innocence de Dreyfus et du complot d’État).

L’objectif de la Revanche prenait d’autres formes avec notamment une politique d’alliance avec la Russie. Les premiers contacts ayant été établis en 1890, les négociations aboutirent à un accord secret du 17 août 1892 qui prévoyait une mobilisation mutuelle en cas de menace allemande (envers la France) et de menace austro-hongroise (pour la Russie), accord ratifié le 4 janvier 1894 par le gouvernement français. Il donna lieu ensuite à de nombreux échanges protocolaires fastueux en 1896 et 1897 entre Félix Faure et le tsar Nicolas II monté sur le trône en et la tsarine Alexandra.

Cette politique a permis à la France de retrouver la place qu’elle avait perdue en 1870 dans le concert des nations. Rares furent les hommes politiques comme Auguste Scheurer-Kestner, sénateur inamovible au Sénat et son premier vice-président, à s’étonner d’une alliance avec un régime aux antipodes de la République. C’est à cette époque d’ambiance euphorique que les français vont souscrire massivement des emprunts russes.

Par ailleurs la démission du chancelier Bismarck en mars 1890 contribua à redonner du pourvoir diplomatique à la France en Europe et dans le monde.  La question du sens de cette diplomatie fut cependant posée lors des grands massacres arméniens commis par l’empire ottoman d’Abdülhamid II dit le « sultan rouge » dénoncés par Jean Jaurès, le radical Gustave-Adolphe Hubbard et les catholiques Denys Cochin et Albert de Mun. Cette unité politique réaffirmait un idéal démocratique et la puissance diplomatique que la France devait se mettre au service des persécutés et inaugurer ainsi un âge moral de la responsabilité universelle.

C’était surtout la question impériale qui dominait la diplomatie française en Europe et en Afrique ou s’affrontaient l’idéologie française d’égalité et de démocratie alors que l’Angleterre et l’Allemagne garantissaient encore aux privilégiés de naissance des droits exorbitants dans l’ordre politique, administratif et social.

Le « parti colonial » grandissait en France avec en 1890 la création d’un Comité de l’Afrique française associant les membres de l’armée, des intellectuels et des politiques, en 1895 une Union coloniale avec des hommes d’affaires, et en 1892 un « groupe colonial » à la Chambre avec près de 100 députés.

L’idée d’un empire colonial était renforcée par la place accordée aux colonies dans les Expositions universelles à partir de celle de 1889. Les congrégations missionnaires, freinées en métropole par la laïcité étaient au contraire favorisées par la politique républicaine dans les colonies et l’espace convoité de l’Empire ottoman.

Les années 1890-1893 sont décisives pour la création de l’Afrique occidentale française avec le Soudan,  le Togo et le Dahomey colonisés en 1890, Madagascar 1894, puis 1896 annexé après la sanglante répression des révoltes. Cette réussite enhardit le ministre des Affaires étrangères, au risque de contester l’hégémonie britannique sur tout l’Est africain, à occuper Fachoda, un poste abandonné du Sud Soudan. La contre-offensive diplomatique britannique tourna à son avantage en mars 1899 et la France dû renoncer à toute prétention sur le Soudan. Cet épisode qui s’est poursuivi par un rapprochement entre les deux grandes puissances pour aboutir à l’Entente cordiale en 1899 signifia la victoire des politiques sur les militaires, déconsidérés par ailleurs par l’affaire Dreyfus.

Les conquêtes coloniales et l’accord avec la Russie avait redoré le blason de l’armée après sa défaite face à la Prusse ne 1870. Cependant l’institution restait l’héritage des régimes précédents, où l’aristocratie était surreprésentée  et les officiers souvent compromis avec le régime napoléonien, méprisant les civils et la troupe.

Charles Freycinet ministre de la guerre (1888-1892) contribua à moderniser  l’armée en faisant adopter le fusil Lebel et le canon léger de 75 à tir rapide. L’encadrement est renouvelé par des officiers formés à l’École polytechnique et à l’École de la guerre et l’État-major devient permanent et quasi-indépendant des variations ministérielles. L’armée multipliait les missions, diplomatie, stratégie, armement, et développa un service contre-espionnage, appelé « Section statistique ». Cette dernière espionnait principalement l’ambassade d’Allemagne alors que le Grand État-major de Berlin faisant de même sous la houlette du 1er attaché d’ambassade à Paris.

Sous l’influence d’Edouard Drumont avec son livre La France juive et de la propagande de sa revue La Libre Parole, l’antisémitisme colonisait progressivement les rangs des officiers de l’armée, notamment les armes « savantes », génie et artillerie, souvent gênés par la montée des « modernistes » incarnés par les polytechniciens.  Les officiers juifs étaient stigmatisés à toute occasion et dénoncés dans la presse antisémite comme présence « étrangère » qu’il fallait expulser. D’ailleurs c’est par idéal républicain que le jeune alsacien de Mulhouse, Alfred Dreyfus, avait fait de sa réussite à Polytechnique et de son entrée dans l’armée une preuve de fidélité à la France.

Les provocations se multiplièrent avec duels à la clé dont celui qui opposa la marquis de Morès, rédacteur à La Libre Parole et Armand Meyer, juif alsacien et polytechnicien. Ce dernier fut tué, l’homme de main de Drumont n’ayant pas respecté les règles du duel. A la Chambre, le ministre de la guerre Charles de Freycinet affirma clairement son opposition à l’antisémitisme et du coup devint la cible attitrée des antisémites.

Au début de l’affaire Dreyfus, la République subissait les inconvénients de la liberté de parole et était prise dans ses contradictions entre la démocratisation à l’intérieur et le régime impérial à l’extérieur.

L’affirmation d’un esprit libéral et la révolte de la conscience humaine reposèrent notamment sur l’activité intellectuelle d’un monde de revues, d’artistes et d’écrivains qui rayonna à Paris sur la pensée esthétique aussi bien que politique. Ce mouvement a été porté notamment par La Revue Blanche, bimensuel illustré créé en 1889.

Créée par 3 jeunes juifs polonais et francophiles, les frères Natanson, elle accueillit des artistes prestigieux, peintres postimpressionnistes tels Pierre Bonnard, Henri Toulouse-Lautrec, des intellectuels, Léon Blum ou Charles Péguy, des écrivains, Guillaume Apollinaire, André Gide ou Marcel Proust, des romanciers ou dramaturges étrangers, Anton Tchekhov ou Léon Tolstoï.

Bien que la revue fût animée par des intellectuels anarchistes elle sut fédérer l’esprit libéral français, attaché à l’indépendance et au progrès politiques, et se mobiliser pour la défense des libertés individuelles et collectives. Par exemple le 6 juin 1890, Lucien Herr protestait contre  la répression des anarchistes russes par le ministre de l’intérieur Ernest Constans. Début 1897, une vaste enquête sur la Commune de Paris permis notamment la contribution du photographe Nadar sur les horreurs commises par la répression versaillaise à Paris, centre de la civilisation humaine. A cette occasion Charles Péguy, à peine sorti de l’École normale supérieure, appelait à l’action ses camarades étudiants afin de repousser les assauts de la violence antisémite.

CHAPITRE V L’affaire Dreyfus au tournant du siècle (1894-1906)

L’affaire Dreyfus, du nom de l’officier juif condamné par la raison d’État et sauvé par un engagement démocratique, occupe une place centrale dans l’histoire contemporaine de la France.

Selon Lus Boltanski et Élisabeth Claverie dans une étude de 2007, elle incarne à la perfection un « affaire » à savoir un évènement qui polarise l’opinion publique, domine la vie politique, traverse les institutions, mobilise des personnes, des groupes et des croyances, suscite ses mots et son langage.

Un des enseignements majeurs de l’Affaire est bien la fragilité des sociétés démocratiques et le devoir d’en défendre des valeurs comme la dignité humaine et l’indépendance de la justice.

Une connaissance nécessaire

L’affaire Dreyfus marque l’entrée de la France dans le monde du 20ème siècle, caractérisé aussi bien par la puissance du nationalisme et le pouvoir de l’État que par la résistance des individus, la défense des libertés, des droits fondamentaux et de l’égalité civique.

La connaissance factuelle de l’affaire Dreyfus est définitivement établie aussi bien par les historiens que par l’arrêt de la cour de cassation et l’arrêt de révision du 12 juillet 1906. Selon l’auteur il manque cependant une histoire politique de l’affaire Dreyfus à côté de l’histoire de l’État et de l’Affaire.

L’Affaire est divisée en 3 périodes :

  • La première Affaire de 1894 à 1897 est la découverte d’une entreprise de trahison en faveur de l’Allemagne, l’arrestation du capitaine Dreyfus, sa condamnation par le Conseil de guerre à sa dégradation et à sa déportation sur l’île du Diable au large de la Guyane française.
  • La seconde Affaire de 1897 à 1899 avec l’engagement des défenseurs de Dreyfus et la riposte antidreyfusarde par le gouvernement appuyé par le Parlement et l’essentiel de la presse. A l’issue du procès de Rennes le 9 septembre 1899, Alfred Dreyfus est à nouveau condamné puis gracié et libéré.
  • La troisième Affaire de 1903 à 1906 débute avec le discours de Jean Jaurès à la Chambre en avril 1903. L’offensive dreyfusarde est marquée par le lancement d’une seconde révision ordonnée par le Bloc des Gauches et l’instruction par la cour de cassation qui aboutit à l’innocence complète et définitive du capitaine Dreyfus.

En novembre 1877 et juin 1899, le risque le plus sérieux fut celui de l’arbitraire des pouvoirs administratif, notamment l’armée, pénétrée d’antisémitisme et la faillite des institutions gouvernementales et parlementaires incapables de restaurer l’autorité du pouvoir civil. Bien que profondément divisée au moment du « j’accuse… » de Zola, la société française n’en demeura pas moins attachée aux valeurs de liberté et à l’égalité civique qui pouvait garantir encore mieux qu’une République autoritaire et nationaliste l’ordre et la confiance.

Sous l’action de leaders décidés comme Jaurès et Waldeck-Rousseau, les forces politiques se reclassèrent pour former une nouvelle majorité parlementaire mue par de puissants vecteurs tels le rejet de l’antisémitisme, la crainte du nationalisme, la défense des droits de l’homme et du citoyen, la primauté du pouvoir civil sur la force armée, la souveraineté et l’indépendance de la justice.

Si le monde militaire échappa à une vaste réforme pourtant justifiée, la société civile bénéficia d’une importante démocratisation fondée sur deux lois, celle sur les associations du 1er juillet 1901 et la séparation de l’Église et de l’État le 3 juillet 1905.

Un mouvement intellectuel majeur contribua à remettre de l’ordre dans les tensions qui traversaient la société. Des intellectuels se sont réunis dans une Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen qui déclara le 6 juin 1898 vouloir défendre les principes fondamentaux de la Déclaration des droit de l’Homme sur laquelle repose depuis plus de 100 ans l’unité de la patrie. Invoquant les fondements politiques des Lumières, la raison critique pouvait déterminer une morale politique. La force de leurs interventions publiques tenait à leur formation qui leur avait appris « à réserver leur jugement tant qu’ils ne sentent pas éclairés » et à céder « moins facilement aux entrainements de la foule et au prestige de l’autorité ».

Alfred Dreyfus, parce qu’il avait gardé sa confiance dans une République des droits dressée contre l’arbitraire d’État, était l’incarnation même de cette cause civique. En cela il aida puissamment les Dreyfusards dans leur combat.

Un mouvement d’éducation populaire naquit à cette époque avec Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine destinés à transmettre les idéaux démocratiques, nourris par l’Affaire. De jeunes intellectuels comme l’écrivain Daniel Halévy ou le philosophe Alain s’engagèrent dans le mouvement des universités populaires.  Beaucoup de Français découvrirent que l’Affaire était un moment fort d’éducation à la démocratie, d’expérience de la politique et de fraternité dans la société.

L’image de la France, patrie des droits de l’Homme et refuge des minorités persécutées, en fut renforcée. A l’inverse l’alliance antisémitisme, du nationalisme et de l’anti républicanisme se retrouva dans l’Action française, mouvement de Charles Maurras.

L’application de la raison d’État

A l’origine de l’Affaire Dreyfus il y eut bien un fait de haute trahison et non pas une malencontreuse erreur. Au départ c’est une lettre-missive, preuve de ce fait mais document de peu d’importance transmis par le commandant d’infanterie Esterhàzy, qui arrive à la « Section de statistique » en septembre 1894.

Cette section avait élaboré un système de contre-espionnage qui visait les activités de renseignement (menée à l’insu de l’ambassadeur lui-même qui était opposé à ces activités) de l’attaché militaire allemand de l’ambassade à Paris, le lieutenant-colonel von Schwartzkoppen. Ce système reposait sur deux principes : l’utilisation d’agents-doubles permettant d’intoxiquer cet officier étranger en fausses informations et une surveillance étroite par l’intermédiaire de la femme de ménage de l’ambassade, Marie Bastian, chargée de récupérer le contenu de la corbeille à papier de l’attaché militaire.

Le 26 septembre 1894, Marie Bastian transmet au commandant Henry un cornet contenant des papiers déchirés dont la fameuse lettre-missive. Ce texte manuscrit, appelé plus tard « bordereau » et non signé, semblait accompagner un envoi de documents dont il établissait la liste. Le commandant Henry jugea la pièce d’importance et la fait remonter auprès du chef de service, le lieutenant-colonel Sandherr, qui avise lui-même le chef d’État-major, le général de Boisdeffre et le ministre de la Guerre le général Mercier.

Leur inquiétude reposait sur d’une part sur une analyse erronée du bordereau, jugé de très haute importance alors qu’il faisait état de sujets très divers susceptibles d’intéresser son correspondant tels « Madagascar », « Troupes de couverture » ou « canon de 120 », et d’autre part sur une mauvaise interprétation du texte, le terme « note » employé 4 fois ayant été assimilé au sens administratif (interne) alors qu’il s’agissait de projets d’articles destinés aux revues spécialisées auxquelles Esterhàzy collaborait.

Les responsables militaires se focalisèrent sur l’écriture du document et sur la recherche de son auteur. Au départ les officiers d’artillerie furent la cible de ces recherches, puis, sur l’idée du lieutenant-colonel d’Aboville, les officiers non titulaires.

Parmi ces derniers, Alfred Dreyfus fut la cible de d’Aboville. De par ses qualités d’officier à l‘avenir prometteur il personnifiait la fin du système de cooptation des cadres de l’État-major de l’armée. Sa religion juive, son origine alsacienne donc « allemande » pour les nationalistes et son profil d’intellectuel le désignaient comme coupable aux yeux de ceux qui refusaient la modernisation et la démocratisation de l’armée. D’Aboville déclara reconnaitre l’écriture d’Alfred Dreyfus et ses accusateurs, dont le ministère de la Guerre, menèrent une enquête secrète et accumulèrent contre lui des charges imaginaires pour appuyer leurs convictions.

Le 15 octobre, le capitaine Dreyfus fut convoqué au ministère de la Guerre sous un faux prétexte et on lui demanda d’écrire sous la dictée les mots du bordereau. Il fut aussitôt arrêté et placé dans la prison militaire du Cherche-Midi à Paris sous le régime du secret absolu. Chargé de l’enquête préliminaire, le commandant du Paty de Clam la mena exclusivement à charge. La presse antisémite bien renseignée annonçait l’arrestation de Dreyfus le 29 octobre. La presse et l’opinion s’emparèrent de l’affaire et s’acharnèrent sur le « traitre ».

Le 30 octobre du Paty de Clam lors du dernier interrogatoire se heurta à l’inébranlable volonté de l’officier Dreyfus de défendre son innocence et son honneur. Le 3 novembre 1794 le commandant d’Ormescheville fut chargé de l’enquête judiciaire et rédigea à son tour un rapport à charge. Dreyfus fut informé le 4 décembre qu’il serait déféré devant le conseil de guerre pour haute trahison.

L’État-major de l’armée et le ministre de la Guerre tenaient Dreyfus pour coupable mais manquaient de preuves matérielles, ils décidèrent alors d‘en faire fabriquer. L’Affaire étant devenue publique, le pouvoir militaire voulait se garantir de tout risque judiciaire d’où le caractère décidé secret du dossier d’accusation. Le général Mercier n’hésita pas à déclarer au Figaro le 8 novembre « la culpabilité … absolue et certaine » au mépris du principe élémentaire de présomption d’innocence.

Les juges du Conseil de guerre disposaient d’une indépendance toute relative face à l’autorité administrative, venant du ministre de tutelle de surcroit. Ils acceptèrent ainsi sans sourcilier le viol d’un principe élémentaire de justice : le dossier secret établi par la « Section de Statistique » ne fut communiqué qu’aux juges militaires, à l’insu de la défense et même de l’accusation officielle. Le 22 décembre 1894, le capitaine Dreyfus fur donc condamné sans surprise à la dégradation militaire et à la déportation, la plus lourde peine possible.

Cette première phase de l’affaire Dreyfus se referma dans la conviction quasi-unanime de la culpabilité de condamné et de la légalité du procès.

Les gouvernements républicains qui se succédèrent jusqu’en septembre 1898 ainsi que les députés et les sénateurs, à de rares exceptions près, refusèrent de prendre en compte les preuves de plus en plus certaines de l’innocence de Dreyfus et du caractère criminel du jugement.

A la fin 1896 et en 1897, les différentes contre-enquêtes menées par le frère du condamné, Mathieu Dreyfus, l’écrivain Bernard Lazare, les députés modérés Reinach et Scheurer-Kestner, par l’historien Gabriel Monod et par le philosophe et socialiste Lucien Herr (Ancien élève de l‘école Normale supérieure, proche de Charles Péguy, inspirateur de Jean Jaurès et de Léon Blum) établirent progressivement la forfaiture commise par le Conseil de guerre et l’innocence d’Alfred Dreyfus.

Le lieutenant-colonel Picquart désormais à la tête du « service de statistique » depuis le 1er juillet 1895 et chargé de continuer à « nourrir » me dossier Dreyfus avait découvert lui aussi la vérité à partir d’une carte-télégramme, le « petit bleu », destinée au commandant Esterhàzy et récupérée en mars 1896 par le canal habituel de Mme Bastian. A la mi-octobre 1897 le dossier réunit par les défenseurs de Dreyfus devenait menaçant, aussi le gouvernement et l’État-major passèrent à l’offensive, mutèrent le lieutenant-colonel Picquart dans l’Est puis en Tunisie avant de l’incarcérer tandis qu’Auguste Scheurer-Kestner perdit la vice-présidence du Sénat. Par ailleurs le commandant Esterhàzy fut acquitté devant le conseil de Guerre des 10 et 11 janvier 1898.

Alors que Jules Méline, président du Conseil clamait devant le Sénat « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus », Émile Zola avec quelques amis réagissait au scandale de l’acquittement du coupable en rédigeant une lettre ouverte de protestation solennelle au président de la République. Sur le conseil de l’avocat de Picquart, Louis Leblois, il porta son texte à L’Aurore, journal dont Georges Clémenceau était le directeur politique. Le 13 janvier 1898 200 000 exemplaires de l’Aurore furent vendus en quelques heures alors qu’il tirait habituellement à 30 000.

Proclamant l’innocence du déporté de l’île du Diable, il en appelait à l’autorité suprême du chef de l’État et à sa conscience de l’histoire. Le gouvernement et le Parlement ne pouvaient plus faire comme si de rien n’était.

La faillite de la République

Le gouvernement choisit cependant de camper sur ses positions, soutenu par les députés Albert de Mun (conservateur) et Godefroy Cavaignac (radical) rappelant les « aveux » (imaginaires) de Dreyfus, et d’intenter un procès en diffamation à Zola sur la base cependant de trois brefs passages de « J’accuse » de manière à limiter les débats à l’accusation portée contre le Conseil de guerre du 11 janvier 1898 (acquittement d’Esterhàzy).

La mobilisation des dreyfusards pour le procès fut exceptionnelle avec des ténors du barreau, Albert Clémenceau, frère de Georges, Fernand Labori, une équipe de juristes dont Léon Blum, auditeur au conseil d’État, la réunion par Mathieu Dreyfus de 200 témoins, la participation d’historiens et de philologues dans l’expertise du bordereau. Le procès s’ouvrit le 7 février, le président Albert Delegorgue tenait mal son procès opposant aux questions des avocats la réponse rituelle « la question ne sera pas posée… », mais l’avocat général Edmond Van Cassel portait solidement l’accusation avec des témoins militaires en grand uniforme.

La défense cédait du terrain jusqu’à ce que le général de Pellieux, chargé du constituer le dossier de défense d’Esterhàzy, mentionne l’existence d’une pièce décisive, « la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, absolue ! », un faux fabriqué par le commandant Henry. En l’absence de contradiction, ce fut un tournant du procès. Le jury rend un verdict condamnant Zola et Perrenx (gérant de L’Aurore) à la peine maximum. Leurs avocats se pourvurent aussitôt en cassation pour vice de forme.

Pour parer à toute éventualité, en particulier les changements ministériels, le général Billot, ministre de la guerre, confia à son gendre, le jeune magistrat Adolphe Wattine le soin d’assister la « section de statistique »  pour réaliser un nouveau « dossier-secret » très épais et étayé, dont le but était de masquer les faux et illégalités de la condamnation de Dreyfus.

Le 2 avril 1898 la Cour de cassation annula sans renvoi le jugement prononcé contre Émile Zola, car il n’était pas de la compétence du ministre de la guerre de porter plainte à la place des membres du second Conseil de guerre.

Une nouvelle plainte fut donc déposée par les magistrats, plus restrictive de façon à encadrer strictement les débats à venir.

La Cour de cassation ayant pris position sur le fond de l’affaire, les nationalistes eurent beau jeu de dénoncer la protestation judiciaire contre la raison d’État. Le second procès Zola fut convoqué le 23 mai suivant devant les assises de Seine-et-Oise, le choix du lieu et de la date donnant le maximum de garanties au gouvernement. Les débats furent suspendus jusqu’au 18 juillet à la demande de la défense de Zola en raison du dessaisissement des assises de la Seine, mais la pression était trop forte et sur conseil de ses avocats, Zola fait défaut et s’enfuit en Angleterre.

La nouvelle Chambre issue des élections du 22 mai 1898 reste résolument antidreyfusarde, les 2 députés Dreyfusards, Jean Jaurès et Joseph Reinach ayant été battus. Suite à la démission du gouvernement Méline, la radical Henri Brisson parvient à monter un gouvernement de coalition, plutôt à gauche et favorable aux nationalistes. Godefroy Cavaignac, fils du général Eugène Cavaignac !e responsable de la répression des journées de juin 1848, accède au ministère de la Guerre. Il se plonge aussitôt dans le « dossier secret ». Il découvre les pièces fabriquées par le commandant Henry sans savoir qu’elles étaient fausses.

Sur ces certitudes, il fait voter l’affichage du dossier à l’assemblée et commence à éliminer ceux qui auraient pu refaire partir l’affaire. Esterhàzy est exclu de l’armée le 11 juillet, Picquart est arrêté le lendemain pour communication illégale de documents. Zola rendu inoffensif par la liquidation du procès le 18 juillet est suspendu de sa Légion d’honneur le 26. Cavaignac pense même à faire comparaitre les principaux Dreyfusards devant la Haute Cour, mais le président du Conseil, Henri Brisson, s’y oppose.

Malgré la pression sur les dreyfusards, Jean Jaurès rappela dans une lettre à La Petite République que les « aveux » du capitaine Dreyfus avaient été fabriqués et que le faux fabriqué en 1896 pour sauver Esterhàzy était un faux grossier, propos confirmés par le lieutenant-colonel Picquart le 9 juillet depuis sa prison.

Cela ne fit que renfoncer le ministre de la Guerre dans sa détermination, mais le 13 août son officier d’ordonnance le capitaine Cuignet découvre que le document qui accable Dreyfus est un faux. Cavaignac s’entête toujours mais fait interroger malgré tout le commandant Henry le 30 août qui avoue avoir commis ce faux « dans l’intérêt de (son) pays ». Ce dernier est mis aux arrêts au Mont-Valérien et se tranche la gorge dans la nuit qui suit.

Cavaignac persiste toujours mais n’est plus suivi par le président du Conseil qui le contraint à la démission le 3 septembre 1898. Le même jour, Lucie Dreyfus dépose une demande en révision du procès de son mari. Le 26 septembre, le Conseil des ministres décide d’autoriser le Garde des Sceaux à saisir la cour de cassation et à transmettre la demande de Mme Dreyfus.  Cette décision du gouvernement Brisson sera confirmée par le gouvernent Dupuy qui lui succédera le 1er novembre 1898.

Sur fond de très forte pression des nationalistes à l’Assemblée et dans la rue, des querelles de procédures entre les civils et les militaires, transportent dans le paysage judiciaire une lutte entre ces deux pouvoirs. Le 8 novembre 1898 la Chambre criminelle (de la Cour de cassation) commence son enquête. Le 20 novembre suivant, la Chambre vote le principe de la communication du « dossier secret » avec l’accord du gouvernement allemand.

Sur le terrain du jeu d’influence, les nationalistes, prêts à aller jusqu’à la guerre civile, lancent par l’intermédiaire de La Libre Parole une souscription pour le « monument Henry », au profit de sa veuve. Le 31 décembre était fondée la Ligue de la patrie française, pendant nationaliste de la Ligue des droits de l’Homme. La lutte s’invita à l’intérieur même de la Cour de cassation, le président de la Chambre civile accusant la Chambre criminelle d’avoir partie liée avec les Dreyfusards.

L’Affaire touchait le système politique dans ses plus hautes institutions. Le 28 janvier 1899, le gouvernement dépose dans le cadre d’une procédure accéléré un projet de loi visant à dessaisir la Chambre criminelle de l’Affaire. Soutenu par les nationalistes avec l’appoint des radicaux et des « opportunistes », le projet est adopté le 10 février. Il est porté devant le sénat le 16 février lorsque le président de la République Félix Faure décède à 59 ans lors d’une rencontre torride avec Marguerite Steinheil, jeune épouse du peintre Adolphe.

Émile Loubet, président du Sénat « opportuniste », est élu à la présidence de la République. La Chambre et le Sénat cherchent désormais une issue légale à l’Affaire. Le 23 février alors que se déroulaient les funérailles de Félix Faure à Notre-Dame, Paul Déroulède, Maurice Barrès, les représentants des grandes ligues nationalistes et quelques milliers de manifestants se réunissent place de la Nation et de la Bastille avec l’intention de fomenter un coup d’État contre le régime. Après avoir recherché sans succès l’appui  de la brigade du général de Pellieux qui faisait la haie le long du cortège funèbre, Déroulède est arrêté.  Il sera acquitté par la Cour d’assises, le président du Conseil ayant minimisé l’affaire.

Le tournant de la justice

La Chambre criminelle ne s’était pas laissée dessaisir sans réagir. Le 3 mars 1899 elle avait écarté définitivement Picquart de toute juridiction militaire. Par contre elle avait laissé publier (illégalement) les procès-verbaux d’audition qui suscitèrent à leur tour de nouvelles auditions. Parmi elles, la confrontation avec le commandant Cuignet au sujet du télégramme de Panizzardi permis d’établir devant le délégué du ministre de la Guerre qu’il s’agissait d’un faux. Le dessaisissement de la Chambre criminelle apparu alors de pure forme devant le caractère essentiel de l’enquête diligentée par elle.

Le 5 mai 1899, le ministre de la Guerre Charles de Freycinet dut démissionner pour avoir sanctionné Georges Duruy, fils de Victor, pour avoir appelé l’armée à la « justice »  dans Le Figaro. Il fut remplacé par Camille Krantz qui sanctionna le commandant Cuignet pour s’être mise au service de la presse antidreyfusarde. L’activisme des nationalistes redoublait au point où Georges Clémenceau début juin évoqua la perspective d’un « guerre civile ».

L’audience solennelle de la Cour de cassation s’ouvrit le 29 mai 1899 et l’arrêt de révision intervenait le 3 juin. Le jugement de Dreyfus était cassé et l’officier renvoyé devant un nouveau Conseil de guerre afin d’y être, selon toute vraisemblance, acquitté. Les magistrats des trois Chambres de la Cour de cassation, contre toute attente, rejetaient le procès de 1894. La stupéfaction puis la colère des nationalistes fut à la hauteur de l’évènement par l’injure, notamment en faisant ressurgir L’intransigeant du 18 octobre 1898 où son directeur Henri Rochefort voyait les magistrats de la Cour suprême énucléés et cloués au pilori place Dauphine avec un grand écriteau affichant « Voilà comme la France punit les traitres qui la vendent à l’Allemagne ».

Le lendemain du jugement, le 4 juin, le président Loubet est agressé par un coup de canne lors de courses à Auteuil par le baron Christiani. Le président du Conseil Charles Dupuy le fait juger immédiatement pendant que le ministre de la justice envisage la mise en accusation du général Mercier pour sa responsabilité dans le complot judiciaire de 1894. Cette perspective relance l’agitation nationaliste avec par exemple l’appel « à la révolte » de l’armée du député Joseph Lasies dans La Pensée Libre du 11 juin.

Jugeant le gouvernement Dupuy trop complaisant avec les antidreyfusards, la Chambre déclara qu’elle était résolue à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à protéger avec énergie les institutions républicaines.

Waldeck-Rousseau le remplace le 22 juin. Il s’attribue le ministère de l’Intérieur ce qui lui permet de contrôler ses ministres. Son gouvernement est équilibré entre les forces politiques, à dominant de républicains modérés avec seulement 2 anciens ministres et l’arrivée du jeune Joseph Caillaux et il durera près de 3 années.

Le contexte nationaliste était suffisamment menaçant pour que l’acquittement potentiel de Dreyfus puisse constituer une menace pour la République. Aussi Waldeck-Rousseau  s’attacha à endiguer les risques. Il voulait dégager l’État républicain des idéologies. Pour cela il reprit en mains le parquet et imposa la neutralité à l’armée et déplaça plusieurs généraux comme Roget, de Pellieux et Zurlinden, épargnant bizarrement Mercier.

Ayant renforcé l’État, il s’attaqua au nationalisme révélé par l’affaire. Le 10 août le Conseil des ministres autorisait l’arrestation de 37 personnalités nationalistes, dont Paul Déroulède, parmi lesquelles 17 comparurent devant la Haute Cour.

Le 9 juin 1899 le lieutenant-colonel Picquart fut libéré et bénéficia ensuite d’un non-lieu général. La capitaine Dreyfus avait quitté l’Ile du Diable et rejoint Rennes pour y être incarcéré dans l’attente de son procès de révision.

Dans la perspective d’un procès de tous les dangers, Waldeck-Rousseau tente d‘obtenir l’apaisement de ses amis dreyfusards, voir leur démobilisation. Il laisse même le commissaire du gouvernement, Louis Carrère, plaider la culpabilité du capitaine Dreyfus. Le procès s’ouvre le 7 août 1899. Les dreyfusards sont partagés voire divisés sur leur stratégie. Pour la famille Dreyfus et son avocat Edgar Demange il faut jouer la carte du gouvernement, considérant que le jugement de la Cour de cassation du 3 juin s’imposait implicitement au Conseil de guerre. Pour d’autres tels Fernand Labori, Clémenceau et Picquart, il fallait contraindre les juges du Conseil de guerre à reconnaitre les conclusions du 3 juin et désavouer ainsi leurs pairs de 1894.

Cette divergence, un manque de vigilance politique et de pragmatisme allaient devenir un handicap aux dreyfusards alors que leurs adversaires étaient efficaces et organisés. En effet l’avocat Jules Auffray, conseiller du commissaire du gouvernement, était très lié aux antidreyfusards. L’accusation mobilisa 70 témoins dont les cadres de l’État-major et anciens ministres mouillés dans l‘Affaire de façon à mettre le Conseil de guerre en porte à faux entre sa mission judiciaire et sa fidélité militaire. Ils n’apportaient aucune preuve à leurs affirmations, mais ils exprimaient un rapport de force. En face, la défense était fatiguée par les détentions et les calomnies.

Face à cela le gouvernent agit avec faiblesse en maintenant sa confiance au général Chamoin, représentant spécial du ministre de la Guerre. Pire, ce dernier accepta d’introduire dans le dossier secret une pièce qui lui avait été fournie par le général Mercier, une fausse traduction du télégramme de Panizzardi. Ce dernier était un attaché à l’ambassade d’Italie à Paris, était proche de l’attaché d’ambassade d’Allemagne et était chargé lui aussi d’espionner l’armée française. Dans ce télégramme intercepté et décodé il affirmait ne pas connaitre Dreyfus.

Logiquement le 8 septembre 1899 l’accusation par le voix de Carrère, le commissaire du gouvernement, déclara Dreyfus coupable. Face à cela la défense choisit la stratégie de conciliation, ménagea l’armée et demanda l’acquittent au bénéfice du doute. Au final le Conseil de guerre déclara Alfred Dreyfus coupable une nouvelle fois de crime de haute trahison mais lui accorda les circonstances atténuantes. Il fut condamné à 10 ans de prison et à une nouvelle dégradation.

Ce verdict, auquel tout de même deux militaires ne s’étaient par ralliés, arrangeait aussi les dreyfusards modérés, hantés par le risque de guerre civile. Il ouvrait aussi une possibilité de grâce présidentielle. Cependant le recours en révision empêchait une telle mesure, auquel le colonel Dreyfus renonça sur le conseil de son frère Mathieu. Finalement la grâce fut accordée le 19 septembre 1899 par le président Émile Loubet.

Waldeck-Rousseau poursuivit la « liquidation » de l’Affaire en laissant son ministre de la Guerre préparer une loi d’amnistie générale, permettant d’installer « l’oubli dans la cité », votée le 2 juin 1900 au Sénat et le 18 décembre à la Chambre. Cette stratégie réussit et l’Affaire tomba dans un oubli relatif, masqué par la grande affaire de l’Exposition universelle de 1900.

En conclusion, le gouvernement de la « Défense républicaine », s’il avait refusé la solution de justice pour le capitaine Dreyfus, l’avait toutefois préparée en remettant le République dans la voie de la démocratie.

La victoire de la réhabilitation

Une succession de décès de dreyfusards, dont Émile Zola le 30 septembre 1902, donna l‘occasion aux survivants de mesurer le poids de l’échec du procès de Rennes, de regretter amèrement la réhabilitation inachevée et de constater la persistance du nationalisme malgré son échec politique.

Les dreyfusards n’avaient jamais cessé de rechercher des faits nouveaux, notamment au sujet des pièces rapportées au « dossier secret » lors du jugement de Rennes et qui avaient emporté sa décision.

En février 1901 un diner auquel participaient les frères Dreyfus, Jean Jaurès, le mathématicien Paul Painlevé, Bernard Lazare et le philosophe Raoul Allier, dont le sujet était le fameux « bordereau annoté », contribua à relancer une dynamique dreyfusarde. Une rencontre entre un médecin de campagne de Pontchartrain (Yvelines) et le commandant merle, juge militaire au procès de Rennes apporta assez d’éléments pour suggérer à Jean Jaurès à relancer l’affaire devant le Chambre. Cependant ils décidèrent d’attendre l’occasion d’une relance politique.

Lors des élections législatives de 1902 les extrêmes avaient progressé. Jean Jaurès est réélu après son échec de 1898 et préside désormais un des deux partis socialistes français. L’élection de Gabriel Syveton, un nationaliste élu dans le 2ème arrondissement de Paris, fait l’objet d’une enquête parlementaire pour avoir détourné les propos d’une lettre de l’ancien ministre de la Guerre, le général Galliffet, à Waldeck-Rousseau, en affichant Le ministère de l’étranger. En effet l’affaire Dreyfus continuait à inspirer la propagande nationaliste.

Jean Jaurès vit là une occasion de relancer l’Affaire en associant la lutte contre le nationalisme au combat pour la justice. Après avoir averti le président du Conseil Émile Combes, Henri Brisson et le président de la République Pierre Waldeck-Rousseau qui l’assurent de leur soutien, il se lance dans la préparation de son intervention à l’Assemblée sur les bases de son travail d’historien avec Les Preuves.

Il fallut deux séances à Jaurès, les 6 et 7 avril 1903 pour exposer son argumentation à la Chambre. Il commença par démontrer que c’était le parti républicain qui était visé par le « Ministère de l’étranger », s’insurgeant ainsi contre une calomnie qui ne devait pas rester sans réponse. Il précisa ensuite que si le Conseil de guerre de Rennes avait nié la travail de la Cour de cassation en 1898 et 1899, c’était grâce à la mise en avant par le faux d’un souverain étranger Guillaume II, la légende du « bordereau annoté » qui accablait Dreyfus, démontrant ainsi où était « le vrai parti de l’étranger ». Pour Jaurès le procès de Rennes avait été dominé de bout en bout pas cette légende et avait ainsi occulté la vérité.

Le ministre de la guerre (le général André) apporta son soutien à Jaurès tout en réaffirmant que l’honneur de l’armée n’est nullement engagé dans cette affaire. Il se déclara néanmoins favorable à l’ouverture d’une enquête administrative sous contrôle des magistrats. La Chambre refusa néanmoins cette piste, cherchant à temporiser. Ce sera donc le général André qui mènera une « enquête personnelle » sur l’Affaire.

Le ministre de la Guerre confia ce travail à son officier d’ordonnance, le capitaine Targe et au directeur du contentieux du ministère de la Guerre. Le rapport transmis 6 mois plus tard le 19 octobre 1903 était accablant pour l’État-major. Il montrait que la général Gonse, le commandant Henry et le commandant Cuignet avaient écarté des pièces allemandes favorables à Dreyfus. La comptabilité de la Section avait été falsifiée et deux nouveaux faux furent découverts.

Malgré les hésitations du président du Conseil, le gouvernement demanda à Dreyfus de déposer une requête en révision du procès de Rennes. Le 24 décembre 1903 la commission de révision du ministère de la justice se déclarait favorable à la révision, la réhabilitation était en marche.

La procédure prit cependant deux ans et demi car la Cour s’était donné l’ambition d’appuyer l’arrêt de réhabilitation par une enquête exceptionnelle et exemplaire à tous égards. Deux rapports extérieurs avaient été demandés, l’un réalisé par l’autorité militaire qui démontra l’innocence de Dreyfus dans l’écriture du bordereau et l’autre par 3 mathématiciens prestigieux, Paul Appell, Henri Poincaré et Gaston Darboux qui démontrèrent l’imposture scientifique du dossier d’accusation. Le 9 mars 1905 le procureur général achevait un réquisitoire écrit de 800 pages.

L’Affaire ne pouvait cependant venir en audience publique à la Chambre avant les élections législatives de mai 1906. Elles apportèrent une majorité gouvernementale de 420 députés emmenée par Georges Clemenceau. En tant que ministre de l’Intérieur ce dernier relança la Cour de cassation dont l’audience commença le 12 juin 1906 pour aboutir le 12 juillet 1906 à annuler le verdict du Conseil de guerre de Rennes sans renvoi possible. Dans la foulée, le 21 juillet, Dreyfus recevait dans la petite cour de l’École militaire la croix de la Légion d’honneur.

Reconnu définitivement innocent, Alfred Dreyfus était réinstallé dans sa position militaire.

Picquart était réintégré dans l’armée avec le grade de général de brigade, il deviendra ministre de la guerre le 25 octobre 1906, la période d’emprisonnement et de réforme étant prise en compte. Ce ne fut pas le cas pour Dreyfus dont les années de déportation disparaissait de ses années de service. Il ne pouvait plus prétendre à la brillante carrière à laquelle il était promis en tant que polytechnicien. Des dreyfusards protestèrent en vain contre cette dernière injustice, la présence de Dreyfus dans l’armée semblait gêner le gouvernement dont Clemenceau en premier chef.

L’année suivante, le 14 juillet 1907, prenant acte du fait que la loi de réintégration n’avait pas été modifiée pour lui permettre de relancer sa carrière, Alfred Dreyfus demanda sa retraite anticipée. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale il participera aux combats de Verdun et sortira du conflit avec le grade de colonel et officier de la Légion d’honneur.

Le 4 juin 1908, au cours du transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon, un journaliste d’extrême droite, Louis Grégori, tente d’assassiner Dreyfus de deux coups de feu, sans gravité pour lui. L’Action française politisa à outrance le procès devant la Cour d’assises de la Seine qui acquitta Grégori qui pourra s’écrier « C’est la révision de la révision ».

Cet acquittement donnait le signal de nouvelles campagnes antisémites, mais une partie de la société s’était détournée de l’antisémitisme et de la dictature au profit des valeurs démocratiques.

CHAPITRE VI Le moment démocratique (les années 1900)

Pour l’historien Élie Halévy (historien de la Révolution 1927-1997), l’affaire Dreyfus ressemble à « … un trait de lumière dans la politique française, un instant qui a suspendu le cours médiocre des ambitions au profit d’une idée morale ». Les valeurs de liberté, de justice et de vérité furent proclamées comme des valeurs politiques devant éclairer la République.

Pour Alexis de Tocqueville, la « tyrannie douce », celle du pouvoir d’État, « immense et tutélaire » que les Républicains avaient laissé s’installer de 1870 à 1885 s’est révélée lors de l’Affaire Dreyfus. Cette tyrannie se développait au sein d’une démocratie étroitement liée au pouvoir des militaires et au nationalisme des foules.

Ce despotisme d’État était par ailleurs soutenu par la politique coloniale écrasant, au nom de la civilisation, les civilisations indigènes par des méthodes barbares.

Le moment démocratique dans la France de 1900 tient à l’idée que les questions de pouvoir, de citoyenneté et de morale ne furent plus réservées aux élites mais se diffusèrent dans toute la société et même au-delà des frontières.

L’engagement dreyfusard

C’est à l’automne  1898, à l’occasion de la pétition en faveur du colonel Picquart, que les dreyfusards  jusqu’alors très minoritaires s’imposèrent comme une donnée majeure dans l’évolution politique de la France. Cet élan civique et moral ainsi que le devoir de riposter à la montée du nationalisme et de l’antisémitisme contribua à l’avènement du gouvernement de « Défense républicaine » de Waldeck-Rousseau le 22 juin 1899.

Bernard Lazare (1865-1903), jeune écrivain anarchiste, avait publié en 1894 L’antisémitisme, son histoire et des causes en réaction à La France juive d’Édouard Drumont. A l’initiative du directeur de la prison de la Santé, ému par la détresse d’Alfred Dreyfus, puis à la demande de Mathieu Dreyfus il parvint à l’été 1895, sur la base des documents mis à sa disposition par ce dernier à établir « logiquement et irréfutablement l’innocence de Dreyfus ».

Le 16 mai 1896 Émile Zola avait publié dans Le Figaro une vive réfutation de l’antisémitisme sous le titre de « pour les juifs » qui déclencha une violente polémique avec Édouard Drumont. Ce fut l’occasion pour Bernard Lazare d’entrer dans la bataille en donnant des articles au Voltaire en mai et juin 1896 puis en publiant le 6­ novembre 1896 « La Vérité sur l’affaire Dreyfus ». Il fut adressé sous enveloppe à 3 500 personnalités.

Cette publication inquiéta l’État-major de l’armée, ce qui accrut le processus de conspiration. Des parlementaires comme le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, et le député Joseph Reinach tentèrent sans résultat d’amener le gouvernement Méline dans la voie de la révision. Cet échec témoignait de la pénétration du nationalisme et de la peur dans les instances républicaines.

Devant ce constat d’impuissance des politiques, ceux qu’on appellera plus tard les intellectuels, prenaient conscience de la nécessité d’un engagement éthique pour sauver la démocratie républicaine. Le 5 novembre 1897, l’historien Gabriel Monod publiait une lettre au Temps et au Journal des Débats où il demandait la révision du procès Dreyfus. Le 1er février 1898, Lucien Herr, philosophe normalien directeur de la bibliothèque de l’ENS, publiait sa « protestation » dans la Revue Blanche.

Lucien Herr constitua un réseau sur la base de l’encadrement de l’ENS et des promotions 1893, 1894 et 1895 dont Charles Péguy et Léon Blum pour le parler que des plus connus. Tout en s’attachant à préserver la neutralité des institutions ils réfléchissaient au sens de l’affaire Dreyfus et à ce qu’elle révélait de la société républicaine.

La presse commença à devenir un appui au mouvement avec Le Figaro, qui renoncera entre décembre 1897 et janvier 1899, l’Aurore, créé le 19 octobre 1897, dont le rédacteur en chef Georges Clémenceau convaincu par le sénateur Arthur Ranc, La Fronde surnommée « Le Temps en jupons » et Les Droits de l’Homme.

Selon ses biographes, Henri Mitterrand et Alain Pagès, l’engagement d’Émile Zola reposait sur 3 motifs : littéraire, social et civique. Sur le plan littéraire, Zola venait d’achever Paris qui mettait en scène La Voix du Peuple, pendant de La Libre Parole, il avait écrit La Bête humaine, récit d’une erreur judiciaire et par ailleurs était engagé pour la liberté de la presse. Socialement, Zola était disponible du fait de son échec à l’Académie française. Enfin il nourrissait un idéal de société plus ouverte et plus juste, moins violente et non antisémite.

Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat et industriel de la chimie à Thann en Alsace, et Émile Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur, mis en relation par Paul Appell, alsacien et normalien, doyen de la Faculté des sciences de Paris et cousin de Picquart, confrontèrent leurs conviction sur l’Affaire. La réponse de Duclaux dans Le siècle suite à la publication de l’acte d’accusation de Dreyfus, rétorquait par des arguments mettant en parallèle la méthode scientifiques fondée sur l’humilité de la recherche de la vérité bien loin de celle employée dans l’Affaire Dreyfus.

Ce front intellectuel se renforçait au fur et à mesure des errements de la justice dont l’acquittement d’Esterhàzy qui déclencha 2 protestations publiques les 14 et 15 janvier 1898 avec les listes des signataires. Ces publications dans L’Aurore et Le Siècle en appelèrent d’autres avec une quarantaine de listes publiées jusqu’au 4 février. Si leur nombre restait réduit avec à peine 2 000 noms, leurs qualités eurent un impact indéniable sur les dénonciations nationalistes. C’est Georges Clémenceau qui baptisa les signataires « d’intellectuels », substantif brocardé aussitôt par Maurice Barrès, mais revendiqué aussitôt par les dreyfusards qui en faisaient une marque de dignité et d’engagement.

Ce mouvement amorcé en 1898 et pendant le procès de Zola se renforça par la création de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen qui tint sa première assemblée générale le 4 juin 1898. Dès le 19 février elle fut à l’initiative de politiques tels Scheurer-Kestner, Ludovic Trarieux, ancien ministre de la Justice, le député Joseph Reinach, du directeur du Siècle Yves Guyot et des universitaires, tous témoins au procès. Pour ces fondateurs, la Ligue plaçait le combat dreyfusard dans le cadre général de la défense de la République des droits de l’Homme, définie par l’héritage de la Révolution de 1789 et des Lumières.

Pendant 10 ans, l’association élargit son recrutement y compris en province et accrut son audience. Elle développa un dreyfusisme original à mi-chemin du socialisme démocratique et de l’humanisme civique. Elle élargit également son champ à la défense des forçats de Guyane, des indigènes de Madagascar, des massacrés de Kischineff en Russie, des Arméniens et des Grecs victimes des Jeunes-Turcs (mouvement nationaliste et moderniste 1889-1918). Elle se tourna vers le monde ouvrier en soutenant les Universités populaires et aux combats sociaux, notamment à partir de 1904 sous la présidence très progressiste de Francis de Pressensé.

En 1899 l’éditeur dreyfusard Stock publiait un recueil de 150 portraits réalisés par le photographe Gerschel des défenseurs de la justice. On y retrouvait les acteurs au plus près du dossier, Dreyfus, Picquart, Zola, Lazare, Scheurer-Kestner, Trarieux, Jaurès, Clémenceau mais aussi des avocats, des membres de l’École des Chartes, les journalistes de L’Aurore, des Droits de l’Homme, de La Petite république, du Radical, du Siècle et de la Fronde.

La communauté des dreyfusards ne dépassait pas les 1 000 à 1 500 militants mais très active, pleinement engagée dans la défense des valeurs de la vérité publique et démontrée et de justice comme exigence civique et morale, valeurs qui avaient l’ambition de dépasser le dossier Dreyfus pour s’appliquer à la société toute entière voir l’humanité.

Les dreyfusards furent contraints d’occuper le terrain de l‘opinion publique et notamment de réfuter les théories absurdes supposées prouver la culpabilité de Dreyfus dans de très nombreuses publications signés par Bernard Lazare, Jean Jaurès, Gabriel Monod, Arthur Giry, Paul Dupuy, le docteur Jules Héricourt, le philologue Auguste Molinier, le mathématicien Paul Painlevé ou l’ingénieur des Mines Maurice Bernard.

La protection des témoins de l’Affaire et le service d’ordre des contre-manifestations organisées par les dreyfusards, Lucien Herr notamment, était assuré par les étudiants de la rue d’Ulm commandés par Charles Péguy.

Les acteurs dreyfusards se retrouvaient à la cantine des intellectuels de la rue des Chartreux, un « foyer invisible » selon les biographes de Lucien Herr. De nombreux réseaux diffusaient les idées des dreyfusards et incitaient leurs membres à rompre avec le nationalisme et l’antisémitisme, tels la Ligue démocratique des écoles, l’association républicaine des Bleus de Bretagne ou les « petites Sorbonnes » montées par de jeunes universitaires dont Célestin Blougé. Les francs-maçons réservés au début de l’Affaire se sont engagés à partir de 1898, et se sont séparés des loges antisémites. L’activité mondaine s’est aussi mobilisée avec des salons dreyfusards ainsi que les réseaux catholiques autour de l’historien du droit Paul Viollet.

Le mouvement autour de l’Affaire se répartissait entre dreyfusards, défenseurs d’Alfred Dreyfus, les dreyfusistes, tournés au-delà de l’Affaire vers l’élévation des personnes et la suppression des injustices et les dreyfusiens apparus en 1898 au moment où l’affrontement entre les dreyfusards et anti menaçait l’ordre républicain voire le régime. Ils furent incarnés politiquement par Waldeck-Rousseau.

La révolution du dreyfusisme

Restant ancré dans le mouvement dreyfusard, le dreyfusisme à travers la « nébuleuse réformatrice » et ses « laboratoires » attachés au « réformisme », une révolution morale et sociale, se saisissait de toutes les questions sociales au risque de brouiller les camps nés de l’Affaire. Leur action militante se caractérisait entre autres par le développement remarquable des Universités populaires (UP).

Lancé avant l’Affaire par Georges Deherme le mouvement des UP mobilisa des intellectuels de premier plan où les dreyfusards étaient en bonne place, et connut un développement considérable avec 230 UP et plus de 50 000 adhérents. Néanmoins une pédagogie inadaptée éloigna peu à peu les ouvriers. Des conférences ponctuelles étaient également organisées par la Ligue des droits de l’Homme dans la France entière. D’innombrables publications se greffèrent sur ces initiatives comme La Coopération des idées, liée aux UP, Pages libres fondé par Charles Guieysse, un ancien officier dreyfusard, faisant référence à Zola et Duclaux, Michelet et Proudhon, destiné au monde enseignant, et les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy nés le 5 janvier 1900. L’ambition de Péguy était de faire du savoir, de sa critique et de son partage le ressort du progrès social, politique et intellectuel.

Le mouvement dreyfusistes présida également à l’extension ou à la création de nouvelles Écoles supérieures telles le collège Sévigné, dirigé par Mathilde Salomon et ouvert à la philosophie morale et à l’histoire contemporaine après l’Affaire, une École de morale et une École de journalisme créée par Dick May, sœur de l’historien Georges Weill,  au sein du Collège libre des sciences sociales fondé en 1895. Dick May créera ensuite l’École libre des Haute Études Sociales avec Émile Duclaux comme directeur. Ce dernier outre la direction de l’Institut Pasteur a participé à la fondation d’Universités populaires et a soutenu l’École Professionnelle des Infirmières à domicile en présidant sa séance d‘ouverture le 16 février 1900.

Émile Duclaux a été l’un des dreyfusistes qui a affirmé le plus fort le pouvoir du savoir. En réponse aux accusations de Ferdinand Brunetière, l’un des fondateurs de la Ligue de la patrie française qui voyait les intellectuels dreyfusards plus dangereux que les anarchistes, il écrivait dans Avant le procès (1898) « tout progrès intellectuel chez ceux qui obéissent se tourne en obstacle pour ceux qui commandent…. Je sais deux principaux moyens d’y parer. L’un est d’abaisser ceux qui servent, et au besoin de les dompter. L’autre est d’élever ceux qui détiennent l’autorité, de quelque nature qu’elle soit, de façon que les distances restent le mêmes. Je ne sais quel choix fera mon pays. Mais le mien est tout fait : je reste « intellectuel ». »

Cette réflexion critique sur l’ordre des savoirs et leurs usages dans la société s’inscrivait dans un profond renouvellement de la philosophie française. L’Affaire et l’engagement qu’elle suscitait jouèrent un rôle important dans la naissance et le développement des sciences sociales, économie, psychologie et sociologie, diffusées en particulier dans la revue L’année sociologique animée par Émile Durkheim et son neveu Marcel Mauss.

S’identifiant à un approfondissement philosophique sans précédent depuis les Lumières, toutes ces transformations définissent « le moment 1900 ». L’affirmation de la pensée philosophique, la raison critique de l’histoire et l’avènement des sciences sociales se voulaient une réponse aux doctrines de la foi et du dogme, notamment en France, « fille ainée de l’Église ».

L’académicien nationaliste Fernand Brunetière avait instruit le procès de la science en 1895 dans La revue des Deux-mondes « Après une visite au Vatican », ce qui l’autorisera plus tard, lors du procès de Zola à affirmer que l’affaire ne regardait pas les scientifiques. Pour les chercheurs dreyfusards, la pratique de la recherche de la vérité leur faisait un devoir d’en défendre les conditions sociales et politiques.

Le dreyfusisme a été affaibli par Georges Sorel en 1910 lorsqu’il condamne l’illusion démocratique et « les méfaits des intellectuels » et par Charles Péguy dans Notre jeunesse. Par son soutien marqué à Bernard Lazare, mort en 1903, il affirme l’importance de la conscience propre, au-dessus de toute juridiction.  Il affiche également pour le dreyfusisme une posture de résistance à l’ordre établi et la lutte contre l’antisémitisme.

Défaite et renouveau des nationalistes

Avec la libération et la réhabilitation du capitaine Dreyfus, le nationalisme et le camp antisémite avaient subi une défaite. Il allait se radicaliser dans un « nationalisme intégral » porté par l’Action française.

Bien avant l’Affaire, les antidreyfusards avaient puisé leurs racines dans le boulangisme vaincu. Leur système idéologique était composé de dogmes simples et tangibles, l’Armée, la Nation et l’Autorité, imposant une vision de la société. Elle était à l’opposé de celle des dreyfusards qui défendaient une citoyenneté démocratique, une société ouverte, les valeurs de l’esprit et de la raison.

Dans les mois qui ont suivi l’arrestation de Dreyfus le nationalisme se coalisa avec l’antisémitisme, avec l’appui de La libre Parole et de L’Intransigeant. Ces idées étaient servies par deux grandes figures, Paul Déroulède aidé par la Ligue des patriotes et Maurice Barrès qui apporta une doctrine au mouvement. Il faut cependant préciser que contrairement à ses troupes, Paul Déroulède n’adhéra jamais à l’antisémitisme. Malgré ces différences, leur objectif commun était bien d’abattre la République pour la remplacer par un régime autoritaire.

La Ligue des patriotes, dont l’apogée se situe en 1898, crée de nombreuses sections en province et bénéficie de ralliements importants, la Jeunesse antisémite d’Édouard Dubuc, la jeunesse blanquiste de Paulin-Méry et surtout le « Parti républicain socialiste français » fondé par Henri Rochefort après les élections de mai 1898.

Lors de l’exposition universelle de 1900, la France était devenue antidreyfusarde avec l’’aide des journaux, Les Croix, Le Gaulois, L’Éclair, L’écho de Paris, La Patrie, Le Jour, La Libre Parole et l’Intransigeant, tirant au total à 2 millions d’exemplaires, y compris les journaux de province, et de la presse d’information Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Journal et Le Matin dont les tirages atteignaient 1,5 millions d’exemplaires.

L’armée et l’Église, les deux institutions de la France conservatrice et autoritaire structuraient le monde antidreyfusard, même si en leurs seins il y eut des engagements dreyfusards.

L’antisémitisme, porté à son apogée lors du lancement de la souscription en faveur du commandant Henry suicidé pour avoir été accusé par Joseph Reinach de complicité avec Esterhàzy, faisait converger tout un tas de mécontentements dont il était le bouc émissaire. Cependant l’antisémitisme était une idéologie fragile au sens où elle constituait une fin une soi qui n’appelait pas d’actes. Aussi elle céda le pas devant de « nationalisme intégral » de l’Action française en témoigne la baisse constante des tirages de La Libre Parole jusqu’à sa cession en 1910.

La Ligue des patriotes et son chef Paul Déroulède ayant échoué par deux fois en 1898 à l’occasion des obsèques de Félix Faure et en 1899 à l’occasion du procès de Rennes à renverser la République parlementaire, trois professeurs de l’enseignement secondaire, Louis Dausset, Henri Vaugeois et Gabriel Syveton, fondent en janvier 1899 la Ligue de la patrie française.

Elle parvint à recruter des membres de l’Académie française, François Coppée, Jules Lemaître et Ferdinand Brunetière et des universitaires de renom tels les historiens Albert Sorel et Alfred Rambaud. Elle incarnait un antidreyfusisme modéré faisant le contrepoint avec les intellectuels dreyfusards. Son développement fut rapide, atteignant 100 000 adhésions en 2 mois, mais la fin de l’affaire Dreyfus lui fit perdre sa raison d’être, confrontée à la concurrence de l’Action française sur sa droite.

L’Action française est née de membres de la Ligue de la patrie française de créer un comité électoral nationaliste en vue des élections de 1898, le Comité d’Action française, doté d’une revue La Gazette de France, crée par Charles Maurras qui s’était rapproché de la Ligue.

Charles Maurras publia en 1900 L’Enquête sur la Monarchie. Il y affirmait la nécessité de faire table rase de la Révolution  et de revenir à l’ordre royal. Dès lors l’Action française se dévoua à cette cause. La jeunesse nationaliste fut détournée de la Ligue de la patrie française pour former les Camelots du Roy au service de l’Action française, pour son service d’ordre, pour vendre la Gazette de France et diffuser le folklore royaliste. Charles Maurras désigna également les ennemis avec sa théorie des « quatre états confédérés », les juifs, les protestants, les francs-maçons et les « métèques ».

L’Action française, devenue une ligue en 1905, se dota d’un institut en charge de produire une contre-histoire de l’Affaire qui se transformera en une entreprise de négation de la vérité.

Par la synthèse réussie entre les courants nationalistes, antisémites et autoritaires, par la proposition d’une alternative politique instituant un État, une société et une nation totalitaires, l’Action française se présentait comme une forme accomplie d’extrême droite moderne.

La culture de l’évènement

Le dessin du caricaturiste Caran d’Aches, « Un diner en famille »,  publié dans le Figaro du 12 février 1898 montre à quel point l’Affaire pouvait diviser les familles.  Néanmoins l’Affaire Dreyfus mobilisait surtout les parisiens. En province la presse populaire était antidreyfusarde par conformisme plus que par conviction.

Après la « République de village » du 19ème siècle, c’est la « République des citoyens » qui émergea au début du 20ème siècle. En effet, les sections locales de la Ligue des droits de l’Homme, les Universités populaires, les cercles d’intellectuels contribuèrent à éveiller à la chose publique et à la conscience politique des couches nouvelles, professeurs, fonctionnaires, médecins, les ouvriers, les femmes et les jeunes.

L’affaire Dreyfus a joué le rôle d’une grammaire pour la compréhension et l’émancipation des groupes jusque-là marginalisés ou réprimés. Les femmes et les ouvriers trouvaient dans l‘Affaire une histoire qui les concernait, celle du combat pour l’égalité et la justice.

Malgré la volonté des antidreyfusards d’interdire toute ingérence étrangère dans l’Affaire, l’étranger a été omniprésent, notamment l’Allemagne et l’Italie, concernées au premier chef, mais aussi l’Angleterre pour avoir servi de refuge aussi bien à Zola qu’à Esterhàzy, Bruxelles où La Vérité sur l’affaire Dreyfus a été imprimée.

A de rares exceptions près, l’étranger était quasi-unanimement dreyfusard, très reconnaissant de l’héroïsme de Dreyfus lui-même. Au tournant du siècle, l’Affaire a été véritablement un moment de la conscience européenne.

Si cet engagement international aviva la haine des antidreyfusards pour « l’étranger », le « parti de l’étranger », le « ministère de l’étranger », la « république juive », il renforça pour les dreyfusards la conscience d’une universalité des droits de l’homme.

La démocratie représentée

A la fin du 19ème siècle, l’iconographie politique de la France était largement dominée par le genre caricature.

Les images de presse du camp antidreyfusard affichaient un ton brutal et primaire alors que les dreyfusards adoptaient un ton nouveau avec un dessin stylisé, épuré, avec une économie de formes pour mieux signifier la pureté des valeurs défendues.

Les peintres et dessinateurs dreyfusards tels Pierre-Émile Cornilier, Jules Grandjouan, Henri-Gabriel Ibels, Félix Vallotton, Théophile Steinlen choisirent de représenter les valeurs de justice et de vérité sous les traits de femmes jeunes et lumineuses, se dressant, graciles et agiles, devant des haines sombres et masculines.

Les artistes d’avant-garde, engagés dans le combat dreyfusard dévoilaient leur modernité sociale et politique à travers une femme figurant la vérité et la justice, une icône défiant les pouvoirs et le mensonge.

Alors que les antidreyfusards célébraient la femme ronde, féconde, guerrière, volontiers vulgaire, « gauloise » en un sens, les artistes dreyfusards montraient au contraire une femme fine, plate, gracile, « belle » au sens du 20ème siècle. Ces représentations amenèrent une évolution de l’imaginaire de la femme, notamment chez Zola. Alors que Fécondité, publié en 1899 faisait l’apologie du couple fécond et de la femme ronde et nourricière, Marianne, en « perpétuel enfantement » qui perdait son corps et sa liberté dans la soumission au culte de la maternité, Vérité évoque une femme nouvelle, engagée dans la cité et dans sa féminité.

Les années 1900 furent avant tout un « moment démocratique » parce que notamment les intellectuels dreyfusards énoncèrent les principes de liberté politique et de souveraineté du citoyen. Au corps défendant des antidreyfusards, ils n’eurent de cesse d’affirmer la légitimité de leur opinion sur l’Affaire. Parmi eux, Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne, défend, devant la cour d’Assises du 19 février 1898, l’appel à la conscience de chacun, insiste sur le fait « qu’on n’échappe pas à la logique des faits » et que la loi doit toujours être respectée, notamment « … quand, dans un individu, ce sont des milliers d’individus qu’on prétend déshonorer et condamner ».

Ferdinand Buisson, aussi professeur de philosophie à la Sorbonne et acteur des lois scolaires de Jules Ferry, appelle à la solidarité devant le Grand Orient de France le 10 mai 1899 « … en république, chacun est le gardien des libertés de tous », et à la conscience « Et si Dreyfus … ne trouvait pas de justice dans la conscience du peuple français, ce serait plus qu’une erreur, … ce serait le crime du peuple français ». Parmi les rangs socialistes, Jaurès n’hésite pas à défendre un bourgeois, un officier et un juif, autant « d’attributs de classe » qui auraient pu interdire tout engagement du prolétariat, car « Si Dreyfus est illégalement condamné… il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même… ».

Le 27 octobre 1898, Lucien Herr, philosophe et intellectuel très tôt engagé, expose dans La Volonté la leçon du grand évènement le devoir d’agir au regard de l’enseignement du combat livré pour Dreyfus et la justice : « … le devoir d’équité … est de comprendre qu’une lutte tragique est engagée en France entre une société usée, acharnée à la défense de ses intérêts et de son pouvoir et une société nouvelle, inexpérimentée et maladroite parfois dans ses violences, mais vivante et généreuse et sûre de son triomphe ».

CHAPITRE VII L’expérience de la politique

Au début du 20ème siècle les majorités et les gouvernements menèrent une politique infléchie à gauche, au contraire du conservatisme de la décennie précédente. Trois noms illustrèrent cette politique, le modéré Pierre Waldeck-Rousseau qui porta la nouvelle majorité de « la Défense républicaine », le radical Émile Combes qui lui succéda avec « le Bloc des Gauches » et Jean Jaurès qui œuvra sans relâche, dès son retour à la Chambre en 1902, pour faire gagner la République à gauche en évitant la guerre civile et la violence politique.

Durant cette période, la politique s’affirma clairement comme un moteur du changement social et ressort de la démocratisation républicaine avec la naissance des partis et l’exercice de la liberté d’association. Cette dimension sociale dépasse le bilan contrasté du Bloc des Gauches qui oublia une partie de sa mission dans l’obsession anticléricale.

Les aspirations sociales de cette époque se sont exprimées notamment à l‘occasion du décès de Louise Michel en janvier 1905 où une foule énorme se retrouva dans ses protestations contre l’injustice sociale que même les plus à gauche des Républiques ne pouvaient canaliser.

Jean-Marie Mayeur dans une étude de 1997 explique que la « question laïque » sut devenir une doctrine positive et partagée capable d’identifier la République à un idéal de liberté de conscience et de croyance.

La « défense républicaine », une politique de gauche

L’arrivée à la présidence du Conseil de Pierre Waldeck-Rousseau le 26 juin 1899 intervient dans un contexte de crise dominé par le nationaliste menaçant avec l’« attentat » d’Auteuil (coup de canne du baron de Christiani sur le chapeau d’Émile Loubet, président de la République, à la tribune de  l’hippodrome d’Auteuil), acquittement triomphal de Paul Déroulède suite à sa tentative de coup d’état, l’hommage nationaliste au commandant Marchand, héros de Fachoda (poste militaire du Soudan, théâtre d’un incident diplomatique entre la France et la Royaume Uni en 1898).

Durant l’été 1899, Pierre Waldeck-Rousseau et son ministre de la guerre Galliffet s’attellent à la remise au pas de l’armée. Ils prennent des mesures immédiates, des sanctions envers les officiers et magistrats militaires qui avaient outrepassé leurs responsabilités lors de la crise (de l’Affaire), réduction des effectifs au ministère à l’État-major général, réorganisation du conseil supérieur de la Guerre, suppression de la commission de nominations aux emplois et aux grades et réaffirmation du pouvoir de décision du gouvernement en la matière.

Pas assez volontariste, Galliffet est remplacé par le général André, Franc-maçon, républicain et dreyfusard qui échoua lui aussi à réformer l’institution en profondeur. L’essentiel des pratiques de soumission du corps à la médiocrité du commandement subsista. Il parvint cependant à ramener le service militaire de 3 à 2 ans. La modernisation intellectuelle de l’armée s’avéra cependant vaine. Elle continua à rejeter la République et les valeurs intellectuelles. Cependant l’autorité civile sur le monde militaire avait été rétablie sans protestation.

En arrêtant 37 leaders nationalistes dot Paul Déroulède et ses lieutenants le 12 août 1899, Waldeck-Rousseau leur avait infligé une sévère défaite. Cependant, si elle ébranla la base populaire du mouvement, elle favorisa par contre l’Action française et le nationalisme « intégral ».

Waldeck-Rousseau mobilisa beaucoup d’énergie pour défendre le régime républicain dont la conception de la nation était à l’opposé de celle des nationalistes. Des initiatives symboliques et matérielles contribuèrent, prises à l’automne 1899 et au printemps 1900, à donner du corps à cette volonté : la réception de tous les maires de France le 22 septembre 1900,  l’exposition universelle  en mai 1900 et l’inauguration d’une nouvelle statue de la République dressée place de la Nation, Le Triomphe de la République, le 19 novembre 1899, soutenue par un immense défilé où les chants révolutionnaires et les drapeaux rouges, sévèrement prohibés depuis la Commune, furent autorisés. Ce fut une journée d’unité et de concorde propre à ancrer le régime, en présence du Président de la République, qui cependant, quitta le défilé à l’apparition des drapeaux rouges, le gouvernement, les élus, les corps constitués, les associations professionnelles, les coopérateurs, les syndicats et 4 000 francs-maçons en tablier. Charles Péguy habituellement peu amène sur le pouvoir et la pompe officielle en donna une description enthousiaste le 5 janvier 1900 dans le 1er numéro des Cahiers de la Quinzaine. Il précise notamment que ce jour-là, le pays jugeait la politique qui avait été suivie « … avec l’esprit de l’indulgente justice qui diffère si notablement de l’esprit d’opposition ».

Le premier volet de la politique de Waldeck-Rousseau s’inscrit dans une politique de gauche avec la liberté d’association  par la loi du 1er juillet 1901 qui supprime de fait la législation répressive. Celle-ci interdisait tout groupement de plus de 20 personnes, encore utilisée en mars 1899 par le gouvernement de Charles Dupuy contre les ligues nationalistes et aussi contre la Ligue des droits de l’Homme. Elle permet la création des partis politiques qui s’établissent dans la foulée avec à gauche, le Parti radical et radical-socialiste et pour les modérés l’Alliance républicaine démocratique. Cette loi devient le point de départ d’un mouvement associatif puissant, signe d’une politisation et d’une démocratisation croissante de la vie publique.

Le second volet de cette politique de gauche est l’établissement d’un pouvoir civil indépendant de la sphère religieuse, la laïcité en un mot. Cette évolution a été précédée d’une position des congrégations religieuses soutenues par les parlementaires catholiques résolument contre la justice due à Dreyfus. Il était devenu clair que l’antidreyfusisme religieux faisait peser une menace sur les libertés publiques.

Cette analyse n’a cependant pas été conduite jusqu’au bout pour libérer l’État de l’emprise de l’institution militaires. Rien ne fut véritablement tenté par peur d’ébranler l’autorité de l’État sur l’armée, telles la réforme du recrutement, la formation du soldat-citoyen, l’introduction d’officiers-intellectuels, la suppression de la justice militaire en temps de paix, de peur de fragiliser les perspectives de la Revanche. Il faudra attendre le choc du désastre d’août 1914 pour bousculer l’État-major et imposer l’autorité civile  l’ensemble du commandement.

L’affaire Dreyfus avait convaincu WR du risque que représentaient les congrégations religieuses pour la République notamment par l’enseignement qu’elles dispensaient et les périodiques qu’elles diffusaient. Leur emprise étaient d’autant plus menaçante que leur richesse était démesurée, estimée à un milliard de francs-or uniquement pour le patrimoine immobilier.

Une politique sociale ambitieuse et pragmatique fut menée sous le gouvernement de « Défense républicaine » par Alexandre Millerand, ministre du Commerce, de l’Industrie et des P&T et perçu comme un « ami des ouvriers ». Il crée une direction du Travail confiée au polytechnicien Arthur Fontaine. N’hésitant pas à déclarer le 16 décembre 1900 que « le gouvernement de la République devait être le meilleur, le plus juste et le plus humain des patrons », son approche vis-à-vis des grèves n’est plus basée uniquement sur la répression comme auparavant mais sur une attention compréhensive et l’arbitrage de l’État amène les patrons à négocier avec les syndicats. Son impulsion aboutira en 1905 à une loi limitant le travail dans les mines à 8h.

Cette politique sociale était largement soutenue par Waldeck-Rousseau qui fut à l’origine de la première loi sur les syndicats en 1884. Il fit voter en 1900 deux nouvelles lois qui limitaient la durée du travail à 10h dans les usines où travaillaient les enfants et à 12h dans les autres. Il intervint également auprès de la direction de Schneider pour l’inciter à la négociation lors des grandes grèves du Creusot en 1899 et 1900.

La volonté réformiste du gouvernement de « défense républicaine » se confirma avec la tentative d’instaurer un système de retraites ouvrières, secteur où la France accusait un retard important notamment par rapport à l’Allemagne, défendue par le député socialiste Charles Guieysse au parlement en 1901, sans succès.

Si les avancées de Waldeck-Rousseau et Millerand pour transformer le socialisme en expérience furent importantes, ce fut un échec dans leur tentative de pénétrer en profondeur les milieux politiques, hostiles à la question sociale, ni les syndicats, rebelles à ces formes d’arbitrage et de négociation.

La transformation de la politique

L’épisode de « Défense républicaine » a contribué à redonner un idéal à la République, perdu par les Républicains lors de l’affaire Dreyfus, un « idéal de justice ».  Ce retour à une politique des principes, caractéristique des temps de la fondation républicaine à la fin des années 1870, intervenait dans un paysage radicalement bouleversé où s’affirmaient la démocratie de masse, l’émergence des couches moyennes et la disparition de l’aristocratie républicaine.

Si elles couronnaient la politique du gouvernement, les élections d’avril-juin 1902 signifièrent aussi le déclin d’une génération politique dont seul Georges Clémenceau parvint à se maintenir. Waldeck-Rousseau, mort en 1904, est honoré par un monument national inauguré au parc des Tuileries le 6 juillet 1910. Son buste est accompagné de 3 statues dont une femme coiffée d’un bonnet phrygien symbolisant la démocratie et deux ouvriers.

La modernisation de la politique ne tenait pas seulement à l’idéal démocratique mais aussi à celle des structures de la vie politique à travers la naissance des partis. Ce sont les radicaux qui tentèrent l’aventure les premiers à partir d’avril 1901 en lançant l’idée d’un congrès du parti républicain-socialiste afin de « combattre le cléricalisme, défendre la République » qui se tiendra du 21 au 23 juin 1901. Ce groupement réunissait 3 composantes politiques : les radicaux-socialistes, la gauche radicale et l’Union progressiste.

De leur côté, les partisans de Waldeck-Rousseau avaient créé leur parti, l’Alliance républicaine démocratique avec des grandes personnalités nationales notamment Raymond Poincaré, Maurice Rouvier, Joseph Caillaux et Jean Dupuy. Il se révélera cependant incapable de résister à la machine radicale lors des élections de 1902 qui donnèrent la victoire au « Bloc des Gauches » dont Jean Jaurès avait été un des artisans intellectuels décisifs.

La première participation socialiste à un « gouvernement bourgeois » (celui de WR le 22 juin 1899) faisant suite à la décision d’entrer dans le mouvement dreyfusard pour défendre un « bourgeois » avait provoqué de nouvelles divisions dans ce mouvement.  Édouard Vaillant avait immédiatement riposté en retirant ses députés de l’Union socialiste.

L’unification des socialistes, tentée en décembre 1899 par 5 formations pour créer le Parti socialiste, achoppa en effet sur cette alliance bourgeoise, contre nature, qui avait cependant pour but de défendre le socialisme et la République sur la base d’un devoir politique et moral envers la liberté.

D’un côté Édouard Vaillant, Marcel Sembat, Élysée Lassalle, Alexandre Zévaès, Jules Guesde et Paul Lafargue refusant la « compromission » sont conduits à former au congrès d’Ivry en novembre 1901 le Parti socialiste de France et de l’autre les amis de Jaurès et de Paul Brousse, partisans de la « défense républicaine », organisent à Tours en mars 1902 le Parti socialiste français.

Jaurès a été un artisan déterminé et infatigable de l’unité des socialistes. Avec le soutien financier et intellectuel de notamment Lucien Lévy-Bruhl, Lucien Herr et Léon Blum il fonde l’Humanité qui parait pour la première fois le 18 avril 1904, vendu à 130 000 exemplaires. Son ambition n’était pas uniquement de diffuser la doctrine socialiste mais « par des informations étendues et exactes, donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger d’elles-mêmes les évènements du monde ».

Ensuite le congrès de la Seconde Internationale qui se déroula à Amsterdam à la mi-août 1904 décida du processus d’unification en considérant que l’alliance avec la bourgeoise ne pouvait être dictée que par des circonstances et ne constituait pas une fin en soi. Ce choix eu pour conséquence la rupture de Jaurès avec ses compagnons réformistes dont Briand, Millerand et Viviani.

Au congrès extraordinaire du Parti socialiste français en mars 1905, Jaurès entraine la majorité à voter la fin de l’union avec le Bloc des Gauches. Le 23 avril suivant, les délégués des deux partis socialistes fusionnent pour créer la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).

Le gouvernement du Bloc des Gauches

Le scrutin des 27 avril et 11 mai 1902 fut caractérisé par une forte participation, dépassant souvent 90%, le poids du parti radical qui remporta 220 circonscriptions contre une soixantaine pour la gauche et une centaine par les amis de Waldeck-Rousseau et un enjeu basé sur la politique gouvernementale et non pas le changement de régime ou un vague programme théorique. Au total, la gauche recueille 400 sièges contre 220 à la droite.

C’est WR qui suggéra à Émile Loubet le nom de son successeur, Émile Combes, d’origine modeste, son père était tailleur d’habits, docteur en philosophie puis médecin. Dès la formation de son gouvernement, le 7 juin 1902, il crée une Délégation des Gauches qui associe les parlementaires des 4 principaux groupes, les radicaux, radicaux-socialistes, l’Union démocratique socialiste et les socialistes. Son objectif est de préparer le travail parlementaire. Le président du groupe est Ferdinand Sarrien avec le soutien constant de Jean Jaurès au grand désespoir de Charles Péguy. En effet le Bloc des gauches s’était enfermé dans l’anticléricalisme au détriment du social.

La politique d’Émile Combes à l’égard des religieux fut radicale. Par décret, dès juin 1902, il ordonna la fermeture des 125 écoles congrégationnistes et de près de 3 000 écoles religieuses en application de la loi de 1901. Le pape et les évêques ne tardèrent pas à réagir en demandant que les autorisations soient accordées par la voie législative selon la même loi de 1901. Le 28 mars 1903 les députés confirmèrent cette politique et les congrégations se retrouvèrent de facto dissoutes. Le projet de loi supprimant tout enseignement congrégationniste fut définitivement adopté et promulgué l’année suivante, le 7 juillet 1904. Près de la moitié des établissements d’enseignement confessionnels choisirent de continuer leur mission sous forme laïque.

La cléricalisation se poursuivit dans l’armée pour limiter l’influence des officiers catholiques. La loi militaire de mars 1905 fut cependant limitée et se contenta de laïciser le nom des navires de la « Royale » et d’abandonner la mise en berne des pavillons le vendredi saint. Par contre un système d’espionnage des officiers fut mis en place par le cabinet militaire du général André pour repérer leurs pratiques religieuses avec l’aide des loges maçonniques.

L’adjoint du secrétaire  du Grand Orient de France, Jean-Baptiste Bidegain, vendit au député nationaliste Jean Guyot de Villeneuve des documents issus de ce fichage et en fit la révélation à la Chambre, ce qui déclencha un énorme scandale, ébranlant le gouvernement et sa majorité.

Le gouvernement d’Émile Combes s’est caractérisé par une grande brutalité de méthode, dirigée essentiellement contre les catholiques. Pendant un temps cette politique de combat permanent contre les anciennes élites suscita une adhésion large et un soutien d’intellectuels dont le philosophe Alain et de politiques dont Jean Jaurès, vice-président de la Chambre des députés. Cependant les réformes sociales se firent attendre ce qui ébranla le soutien des socialistes, notamment à l’occasion de la 2ème internationale à Amsterdam en août 1904. Par ailleurs, Waldeck-Rousseau s’opposa de manière de plus en plus manifeste, notamment sur la trahison de la loi de 1901 infligée par la politique anticléricale du gouvernement.

Touché par le scandale des fiches, le ministre de la guerre, le général André fut contraint à la démission le 15 novembre 1904. Ce fut Georges Clémenceau qui sonna la charge début 1905 contre le président du Conseil. Émile Combes tenta de riposter sur le terrain des réformes sociales en engageant la Chambre à une courte majorité le 10 janvier 1905 à discuter des projets de loi relatifs à l’impôt sur le revenu et aux retraites ouvrières, mais huit jours plus tard il démissionnait.

Le nouveau gouvernement de Maurice Rouvier s’engagea à poursuivre partiellement les réformes du Bloc des Gauches, mais les socialistes entraient progressivement dans l’opposition.

La politique radicale d’inspiration coloniale au Maroc fut dénoncée par Jean Jaurès visant particulièrement le ministre des affaires étrangères Théophile Delcassé. Selon Jean Jaurès l’impérialisme reposait sur une conjonction du colonialisme et du nationalisme. Cette position eut pour effet de concentrer les attaques des nationalismes sur sa personne, marquant ainsi leur retour après l’affaire Dreyfus.

La séparation de l’Église et de l’État fut finalement votée le 9 décembre 1905. Elle définissait une laïcité à la française et marquait aussi la fin de 6 années de « République à gauche ».

Un compromis pour la laïcité

La politique anticléricale du Bloc des Gauches a été poursuivie jusqu’à la fin 1905 malgré la volonté de temporiser de Waldeck-Rousseau et de Georges Clémenceau relayé par Charles Péguy. Un des principaux enjeux était d’accorder ou non le monopole de l’enseignement à l’État républicain dont Jean Jaurès était un des principaux défenseurs.

La Vatican n’était pas en reste pour s’opposer à la politique anticléricale de la France. Le 28 avril 1904, il adressait une note de protestation à tous les États catholiques d’Europe ce qui entraina une protestation générale pour ingérence y compris pour les plus modérés tels Georges Clémenceau. Quelques semaines plus tard, le Vatican adressait une lettre de reproches aux évêques de Laval et de Dijon, jugés trop conciliants ou proches des autorités.  Ces deux entorses graves au Concordat entrainèrent sa rupture en juillet 1904.

Cette rupture du Concordat exigeait plu que jamais un nouveau régime de relations entre l’État et l’Église. Une commission parlementaire présidée par Ferdinand Buisson travailla l’hiver 1904-1905 sur ce sujet. Elle auditionna très largement à son initiative ou à celle de personnes souhaitant être entendues. Parmi elles, les protestants jouèrent un rôle essentiel dans le sens de la modération ainsi que Charles Péguy à travers ses articles dans les Cahiers. Le 4 avril 1905, le ministre de l’instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes énonça le principe de la liberté des cultes « … Le parti catholique ne comprend la liberté en cette manière que d’une seule façon : il veut la liberté pour lui et non pas pour les autres cultes ».

Aristide Briand, rapporteur du projet de loi, exhorta ses amis d‘extrême gauche de modérer leur anticléricalisme pour « … ne pas mettre aux mains des ennemis de la République des armes dangereuses » et aux catholiques que la loi voulait « … la pleine et entière neutralité confessionnelle de l’État, et pour cela nous voulons laisser à l’Église la liberté de s’organiser selon sa force et ses propres moyens… Mais si toute la force de l’Église est dans l’État,… c’est qu’alors (elle) est appelée à disparaitre ».

Ainsi comme l’a joliment dit Charles Péguy, la Séparation « conçue dans un esprit combiste (fut) opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ».

L’inventaire des églises suscita un regain de tension lorsqu’il fut question d’ouvrir les tabernacles. Le 11 février 1906, le Pape Pie X publie une encyclique qui condamne la Séparation. L’hostilité de l’armée était plus préoccupante avec le général Lyautey, gouverneur du Maroc qui menace de démissionner.  La mort d’un homme au cours d’un inventaire dans une église du Nord provoqua un vif débat à l’Assemblée qui aboutit à la chute du gouvernement Rouvier le 9 mars 1906. Cependant ce dernier avait réussi à faire voter les lois préparées par son prédécesseur, telles l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables, la journée de 8h dans les mines et les retraites ouvrières.

Le nouveau gouvernement Ferdinand Sarrien, dominé par Georges Clémenceau, ministre de l’Intérieur, joue l‘apaisement en suspendant les inventaires. Autre poids lourd, Aristide Briand, ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes accorde aux prêtres un système de pension et d’allocation. Après les intellectuels catholiques demandant le 26 mars 1906 à l’Église d’accepter la séparation, les évêques de France réunis en assemblée en janvier 1907 empruntent la voie de la modération à leur tour. Le régime de Séparation fut précisé par la loi du 2 janvier 1907.

La révolte de l’art, art de la révolte.

Alors que l’affaire Dreyfus avait lié les avant-gardes politiques et esthétiques, le début du 20ème siècle tend au contraire à les éloigner. Pour Madeleine Rebérioux, historienne spécialiste de la 3ème république, « … le divorce entre le parti qui se considérait comme porteur de l’avenir du socialisme et les recherches par lesquelles s’élaborait une nouvelle vision du monde. ».

En se libérant de codes de la convention, de la peinture du sujet et de la tradition, les peintres du début du siècle montraient à la société tous les possibles de l’art et exploraient de nouveaux territoires de liberté politique.

Figurant des arts en mouvement, de nombreuses œuvres proposaient des imaginaires qui n’avaient pas droit de cité et qui pourtant inventaient de nouvelles formes de la démocratie.

Après une première expérience de l’altérité à l’école de Pont-Aven, les artistes (Van Gogh, Matisse, Picasso, Cézanne…) se découvraient en des mondes inconnus ou lointains tels Paul Gauguin mort le 8 mai 1903 sur l’île de Hiva Oa aux Marquises.

Dans le temps de la République, la souffrance, la solitude, le silence trouvaient une expression en dehors d’un ordre bourgeois. Les femmes, les prostituées, les ouvriers, les enfants, tous ces groupes que la société visible écartait, trouvaient là leur dignité.

CHAPITRE VIII L’horizon de la guerre

A partir de Clémenceau, la République entre dans une période confuse, caractérisée par le désordre politique (crise du parlement), la question sociale (luttes syndicales) et le problème de la paix (montée du nationalisme et intensité des impérialismes européens).

Même si tous les historiens n’y voient pas les mêmes éléments, l’avant-guerre commence la guerre bien en 1905, avec le « coup de Tanger », volonté de l’Allemagne de contrer le protectorat français sur le Maroc et démentie par la conférence internationale d’Algésiras, humiliante pour l’Allemagne. A partir de ce moment-là le risque de guerre pénètre les esprits « habitués » à la paix venant de soi.

En 1911 une nouvelle crise marocaine oppose la France et l’Allemagne, cette dernière ayant envoyé une canonnière dans la baie d’Agadir pour protéger les intérêts de ses ressortissants allemands. Cette tension est avivée par fait que la France et l’Angleterre ont signé en 1904 une entente cordiale au terme de laquelle l’Angleterre laisse les mains libres à la France au Maroc pour établir un protectorat et la France fait la même chose en Égypte. Sous menace de guerre un accord est trouvé pour que l’Allemagne laisse les mains libres à la France au Maroc en contrepartie de la cession de territoires au Cameroun allemand.

Désormais, le nationalisme français allait favoriser une sentiment d’acceptation collective de la guerre qui allait à l’encontre du patriotisme républicain chèrement acquis au tournant du siècle. Et du coup, les intellectuels français, « au nom de la patrie » abdiquèrent durant la première guerre mondiale ce qu’ils avaient appris de l’affaire Dreyfus dans la pratique critique de la vérité.

Une vie politique dégradée

C’est le gambettiste Maurice Rouvier qui succéda à Émile Combe dont le cabinet a été présenté le 24 janvier 1905. Sa majorité se déplaça vers le centre avec une partie du Bloc des gauches, 186 députés, et 187 députés auparavant dans l’opposition de droite.  Cette alliance permis de faire adopter la loi de séparation de l’Église et de l’État en décembre 1905 puis achoppa sur la crise des inventaires le 9 mars suivant.

Son successeur, Ferdinand Sarrien, composa un gouvernement nettement à gauche, qui vit l’entrée de Georges Clémenceau à l’Intérieur et Aristide Brand à l’Instruction publique, aux Beaux-arts et aux Cultes. Mais aussi des anciens adversaires du Bloc des Gauches tels Raymond Poincaré aux finances.

Les élections générales des 6 et 20 mai 1906 renforcèrent la gauche sur la politique menée depuis l’éclatement en 1899 du centre républicain sous l’effet de la crise antidreyfusarde. Les radicaux et radicaux-socialistes sortis vainqueurs avec 247 députés se rapprochèrent des républicains de gauche avec 90 députés. Ils prônèrent une politique d’ordre et de conservation, dirigée contre les socialistes qui agitaient la peur de la grève générale.

Le 23 octobre 1906 le président de la République Armand Fallières appelle Georges Clémenceau à la présidence du Conseil. Il réussit à conserve rune majorité pendant 3 ans en menant une politique d’ordre sur le terrain social satisfaisant la droite et de réforme et d’organisation de l’État correspondant aux attentes des radicaux. Ce ministère innova en particulier en engageant la constitution d’un vaste secteur public des chemins de fer.

Cependant le président du Conseil perdit sa majorité sous le triple effet de la désaffection des radicaux inquiets d’une personnalisation à outrance de l’action gouvernementale, de l’hostilité de la droite et d’une forte abstention.

La période 1909-1914 se caractérise alors par une grande instabilité gouvernementale avec, pendant cette période, 11 ministères qui se dessinèrent sur des politiques d’ordre. Elle fut marquée par la décomposition du parti radical qui finit par rompre avec les socialistes.

Raymond Poincaré fut appelé à la présidence du Conseil en janvier 1912 pour dénouer la crise internationale d’Agadir, devenue une crise du régime. Bien que soutenu par les républicains de gauche aussi bien au gouvernement qu’à la Chambre, la défense de la patrie menacée par l’ennemi héréditaire tenait lieu de politique.

Sa décision de briguer la présidence de la République participait de ce choix d’une politique de défense nationale. Élu le 17 janvier 1913 il appela Aristide Briand pour former le nouveau ministère qui allait lui succéder. Son ministère fut de courte durée, défait par la droite sénatoriale le 18 mars 1913, et ce fut son successeur Louis Barthou qui fit adopter le 7 août 1913 la loi « des trois ans » sur la durée du service militaire, mais il chuta le 2 décembre 1913 sur la réforme fiscale du fait des radicaux.

Malgré l’opposition des radicaux et des socialistes, cette loi fut adoptée à une forte majorité de la Chambre et une quasi-unanimité du Sénat : l’opinion se résignait à la guerre. L’électorat s’était tourné vers des hommes d’ordre, décidés à combattre toute forme de désordre intérieur pour mieux se préparer au choc extérieur.

L’impossible question sociale

Après l’affaire Dreyfus, la grève s’imposa comme mode d’action ouvrière notamment pendant la période 1904-1907 avec un pic du mouvement en 1906 avec 1309 grèves d’une durée moyenne de 19 jours et 438 500 grévistes. Les motifs étaient larges, de meilleurs salaires, une réduction du temps de travail, une amélioration des conditions de travail ou la solidarité avec des camarades mis à pied et on se mobilisait contre la violence patronale et la répression de l’État, particulièrement vive à la fin du Bloc des Gauches en 1906.

C’était essentiellement la CGT, née à Montpellier en 1902 et affiliée à la SFIO le 13 octobre 1906, qui animait les grèves, mais elle était contestée sur le terrain par le syndicalisme « rouge » révolutionnaire et de tendance anarchiste et le syndicalisme « jaune » souvent violent avec des grévistes et qui défendait la propriété privée et l’entente des classes.

La fête du 1er mai était devenue depuis 1890 un moment d’espérance où communiaient les ouvriers et les paysans. A l’occasion de celle de 1906, la CGT avait décidé d’axer la revendication sur la journée de 8 heures, permettant ainsi de donner une place au temps libre.

Si une loi instituant le repos hebdomadaire fut votée le 13 juillet 1906, la revendication de la journée de 8 heures et surtout son caractère massif et organisé aviva les inquiétudes quant au risque de grève générale et de paralysie du pays.

Ainsi la compréhension pour le mouvement ouvrier allait cependant laisser la place à la répression dont Georges Clémenceau fut l’ordonnateur, en tant que ministre de l’Intérieur à partir du 14 mars 1906 puis chef de l’exécutif dès le 25 octobre de la même année.

Il faut dire que sous l’impulsion de Jean Jaurès, la CGT adhère à la SFIO les 12 et 14 juin 1906. Dès lors le mouvement ouvrier trouve une assise politique forte, d’autant que le nombre et l’importance des grèves avaient atteint un sommet cette année-là, susceptible de menacer l’ordre public, risque que GC ne voulait absolument pas prendre.

Dès son arrivée au ministère de l’intérieur il dépêcha l’armée dans le bassin minier du Nord Pas de Calais face au conflit né de la catastrophe de Courrières (1099 morts suite à un coup de poussier, explosion de particules fines de charbon dans l’air des galeries), face à la mobilisation de plus de 500 000 personnes contre la crise viticole emmenée par le vigneron Marcelin Albert. En mars 1907 GC utilise les soldats du génie pour remplacer les ouvriers électriciens à Paris.

S’il combat les grèves sans ménagement et va même jusqu’à arrêter Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT qui avait décrété la grève générale, il ne va pas  jusqu’à dissoudre la CGT. Les conflits sociaux gagnent le service public, interdit de se constituer en syndicat mais toléré par le Bloc des Gauches, les agents de police à Lyon en 1905, les P & T en 1906 à Paris. La brouille entre Jean Jaurès et Georges Clémenceau est à son apogée.

Cette tolérance fut remise en cause par le gouvernement d’Aristide Briand en 1910. Ainsi il mena une guerre judiciaire contre les meneurs de la grande grève quasi insurrectionnelle des cheminots de la Compagnie du Nord. Craignant une grève générale le 13 octobre 1910 il décréta la mobilisation d’une grande partie des cheminots français, les rendant ainsi passible du Conseil de guerre en cas de refus d’obéissance.

L’ardeur à repousser le mouvement ouvrier tenait autant au refus du désordre public qu’à la crainte d’un renversement de régime sous l’effet de la conjonction des forces syndicales et politiques, d’autant que le statut d’opposant de Jaurès avait été renforcé par le politique de Clémenceau.

Au détriment de Jules Guesde, Jean Jaurès était dorénavant en position d’imposer la ligne réformiste, c’est à dire la conquête progressive et par l’intérieur de l’État bourgeois. Cette stratégie récusait la thèse selon laquelle le socialisme devait faire table rase du passé et cherchait dans l’internationalisme un antidote au nationalisme des peuples en préconisant par exemple la grève générale à l’échelon européen.

Jean Jaurès menait aussi des combats qui contribuaient à maintenir un espace des possibles dans la République. Ainsi la bataille pour l’abolition de la peine de mort occupa toute la fin de l’année 1908, mais le talent de Jaurès ne pouvait rien contre une opinion publique apeurée : le 8 décembre 1908, les députés s’opposaient à son abolition par 330 voix contre 201.

Un autre combat fut mené sur la réforme des bagnes militaires et la législation contre les antimilitaristes.  L’affaire Dreyfus avait créé la polémique sur l’ile du Diable qui n’avait d’égal que le bagne de Nouvelle-Calédonie, décrits comme « l’image stricte de l’enfer » notamment par Léon Bloy dans Le sang des pauvres publié ne 1909.

Une mobilisation exceptionnelle entre 1909 et 1912 était cependant parvenue à sauver Émile Rousset de Biribi, le camp de section disciplinaire du bataillon d’Afrique. Son tort avait été de dénoncer la persécution systématique de la part des autorités militaires et judiciaires envers le syndicaliste Albert Aernoult qui avait conduit à son meurtre le 2 juillet 1909.

Cette victoire ne permit pas pour autant de supprimer le système de terreur et de tortures institué. Il se renforça même avec une nouvelle loi « scélérate » qui en mars 1912 alourdit la répression contre les antimilitaristes.

La mobilisation pour les droits de l’homme persistait cependant, impliquant des individus et des groupes peu nombreux. Leur tache fut rendue plus difficile avec le retour de la peur sociale et des législations liberticides. Le cas des Tsiganes montra comment un régime républicain pouvait suspendre les libertés individuelles d’un groupe social présumé dangereux et criminogène. La loi du 16 juillet 1912 (abolie en 1969) accrut sa précarité et son exclusion. Elle leur faisait l’obligation de posséder un « carnet anthropométrique d’identité », individuel et familial, que les intéressés devaient présenter aux maires des communes où ils s’arrêtaient. Cette contrainte les mettait fréquemment hors la loi du fait des heures d’ouverture des mairies et contribuait à stigmatiser une population dont la misère matérielle ne fit que croître.

La crise nationaliste

Après l’épisode humiliant de la guerre de 1870 et du traité de Francfort de 1871, la France se trouvait incapable d’envisager la revanche. La politique extérieure était tiraillée entre une politique d’expansion coloniale et une politique d’alliance européenne qui pouvait intégrer un rapprochement avec l’Allemagne selon la volonté des radicaux.

Cette diplomatie conduite par Gabriel Hanotaux, affaibli par l’affaire Dreyfus, s’arrêta avec sa chute. Son successeur Théophile Delcassé qui lui succéda en 1899 était animé de trois priorités devenus effectives en 1904 : un rapprochement avec la Grande Bretagne afin de faciliter l’expansion coloniale, la poursuite de l’alliance avec la Russie et enfin un effort en direction de l’Italie afin de l’éviter de rejoindre les empires centraux.

L’entrée du couple franco-britannique dans l’histoire est un évènement considérable tant l’histoire les avait opposés depuis la guerre de cent ans. Pour certains deux impérialismes repus se mettent ensemble pour stabiliser un partage du monde extra-européen qui leur est favorable et pour d’autres ces deux nations s’arriment autant que faire se peut à une éthique de liberté.

Le Maroc fut le laboratoire qui illustra cette nouvelle politique internationale. L’accord franco-britannique de 1904 prévoyait un partage des influences entre le Maroc pour le premier et l’Égypte pour le second. La France avait ainsi le champ libre pour exploiter économiquement le royaume chérifien et aboutir finalement à un protectorat en 1912, non sans de sérieux accrochages avec l’Allemagne qui ont nourri la marche vers la guerre.

Inquiète du rapprochement de la France avec l’Angleterre, l’Allemagne choisit la manière forte face aux succès de la France au Maroc. En mars 1905, Guillaume II entreprit un voyage très officiel en Méditerranée avec une escale très théâtrale à Tanger le 31. Il rencontrait le Sultan en affirmant sa qualité de souveraine indépendant d’un Maroc libre et ouvert à toutes les nations dont l’Allemagne.

Si Théophile Delcassé était convaincu que l’Allemagne bluffait, parvenant même à convaincre le souverain chérifien de reconnaitre le protectorat français, ce n’était pas le cas des socialistes et des radicaux dont Georges Clémenceau et le président du Conseil Maurice Rouvier. Ce dernier avait rencontré secrètement un représentant allemand qui avait demandé la démission de Delcassé devenue effective le 6 juin 1905.

Cette défaite diplomatique face à l’Allemagne provoqua une onde de choc violent dans l’opinion publique. Elle aviva le nationalisme revanchard qui n’avait pas véritablement réussi à s’imposer depuis le début de la 3ème république, elle entraina un remise en question chez les Radicaux acculés à revoir leur politique vis-à-vis de l’Allemagne et enfin mal vécue par les britanniques ulcérés de la faiblesse française. La conférence internationale d’Algésiras des 15 janvier et 7 avril 1906 fut finalement favorable à la France, animée par la détermination retrouvée de Maurice Rouvier. La banque d’état du Maroc passait sous le contrôle de Paribas et le Maroc devenait protectorat effectif de la France.

Cet épisode eut des conséquences politiques intérieures importantes. L’Action française n’eut de cesse de dénoncer l‘incapacité de la République à défendre la nation, affaiblissant ainsi les socialistes et les radicaux dans l’opinion.

Les socialistes par la voix de Jean Jaurès en juillet 1905 tentèrent de dépasser ces conflits en mettant en avant la nécessité de la paix entre la France et de l’Allemagne pour avoir la paix en Europe. Cela était contenu dans le discours que Jaurès devait prononcer devant les socialistes allemands le 9 juillet 1905, mais l’entrée dans le territoire fut refusée par le Reich. Il fut diffusé dans l‘Humanité et le Vorwärts.

Georges Clémenceau nomma un fidèle et dévoué, Stephen Pichon, à la tête de la diplomatie française. Cette politique se caractérisa par une absence totale de perspective et d’anticipation entre 1906 et 1909. La politique des alliances avec l’Angleterre et la Russie se poursuivit, mais sans aller jusqu’à soutenir la Russie lorsque l’Autriche-Hongrie décida d’annexer la Bosnie-Herzégovine, début de l’enchaînement qui allait conduire à la première guerre mondiale. En 1907 il réagit modérément suite au massacre d’européens à Casablanca en 1907 pour ne pas heurter l’Allemagne. En 1909 il ne réagit pas aux tueries massives d’Arméniens sous le régime des « Jeunes-Turcs » alors que la flotte française mouillait devant les cotes ciliciennes (au Sud de la Turquie, face à Chypre). Cette « prudence » contribuera à renforcer les liens entre les empires centraux et la Sublime Porte (siège du grand vizirat, siège du gouvernement du sultan de l’empire ottoman à Constantinople).

Cette politique et la fin du gouvernement Clémenceau furent l’occasion d’une revanche pour Delcassé qui attaqua Camille Pelletan, le ministre de la marine, sur le retard pris par la flotte en matière de cuirassés, dispositif indispensable aux politiques impérialistes. Le mépris affiché vis-à-vis de cette intervention par le chef du gouvernement (GC) entraina sa chute le 20 juillet 1909, Delcassé étant très respecté dans l’hémicycle.

La crise d’Agadir en 1911, suite à une maladresse du président du Conseil Ernest Monis décidant d’occuper Fez au mépris des accords d’Algésiras, mit la France au bord de la guerre vis-à-vis de l’Allemagne. Joseph Caillaux qui succéda alors à Monis s’en sortit en cédant une partie importante du Congo en contrepartie de la souveraineté française au Maroc. Cet épisode renforça les nationalismes dans les deux pays.

Ainsi les crises internationales devenaient autant de motifs de croisade pour les nationalistes qui se relancèrent en 1905 avec la refondation de l’Action française le 15 janvier de cette année-là. Elle se structurait en créant l’année suivante une Institut d’Action française destiné à former les cadres du mouvement et une maison d’édition, la Nouvelle Librairie nationale.

Charles Maurras était le théoricien qui inspirait les prises de position dans le journal Action française, devenu quotidien en 1908, tentant de mobiliser la classe ouvrière par des positions sur la santé et le syndicalisme, flattant la nostalgie de la royauté et surtout en agitant la menace allemande.

S’appuyant aussi sur ses publications, L’Avenir de l’intelligence en 1905, une nouvelle édition de l’Enquête sur la monarchie en 1909 et Kiel et Tanger en 1910, le mouvement progressait, attirant de nombreux intellectuels, la « génération d’Agathon » pseudonyme d’Henri Massis et Alfred de Tarde auteurs d’une enquête sur Les Jeunes gens d’aujourd’hui publiée en 1913, fondée sur trois valeurs « Vitalisme, catholicisme, syndicalisme ». Ce livre est une tentative de récupération au profit du nationalise de droite d’un sentiment diffus dans la jeunesse intellectuelle.

La « crise des trois ans » fournira à Paul Déroulède,  redevenu le chantre des « provinces perdues », un levier efficace à son nationalise « intégral », revanchard et autoritaire, influent avant et après la guerre.

La guerre qui vient

Sentant la montée des périls et poussé par les nationalistes, le président de la République chargea le gouvernement de Louis Barthou, assisté du général Joffre, chef de l’État-major depuis 2011, de préparer la loi prévoyant le passage du service militaire de 2 à 3 ans.

Soutenu par les Nationalistes, le projet divisa la gauche, les radicaux étant favorables et les socialistes opposés. A l’instar de quelques pacifiques qui sentaient les prémices d’une guerre générale, Jean Jaurès avait proposé en 1910 une alternative avec son ouvrage L’Armée nouvelle. Il proposait une organisation décentralisée de l’Armée, sur le modèle helvétique, avec une organisation en milices permettant de disposer d’importantes réserves le moment venu.  Cette idée s’opposait à un État-major puissant, largement centralisé depuis longtemps, et aurait nécessité un effort très important de formation des troupes.

Malgré une mobilisation au-delà des socialistes, le camp du oui pencha en faveur de la réforme par 358 voix contre 204 en juillet 1913, le contexte international étant par ailleurs très défavorable au camp de la paix. En effet la seconde guerre des Balkans avait en effet démarré un mois plus tôt.

Les Bulgares voulaient s’opposer aux prétentions serbo-grecques sur la Macédoine, mais ils furent pris à revers par les « Jeunes-turcs «  et les roumains qui se solda par le traité de Bucarest du 10 août 1913. Cette guerre succédait à celle déclarée le 17 octobre 1912 par l’empire ottoman à la Serbie et à la Bulgarie. Après avoir subi une lourde défaite, le traité de Londres du 30 mai amputait son territoire des provinces européennes au profit de jeunes états en conflit les uns avec les autres.

Cette guerre avait aussi montré les conséquences des alliances impérialistes et de l’affrontement des blocs.  Jaurès dans un article du 25 novembre 1912 dans la Dépêche de Toulouse voit « l’odeur du charnier » se répandre sur tout le continent en une sorte de guerre civile débridée, il veut croire encore à la sagesse et à la détermination des socialistes européens.

Le début de l’année 1914 voit la reconstitution du « bloc des gauches » dans le nouveau gouvernement constitué par Gaston Doumergue le 9 décembre 1913. Joseph Caillaux, président du parti radical depuis octobre 1913 retrouvait les finances. Il se lança alors dans une réforme de l’impôt sur le revenu mais son élan fut stoppé le 16 mars 1914 par l’assassinat du directeur du Figaro, Gaston Calmette, par son épouse (de JC). Elle était en effet ulcérée par les attaques du directeur du journal, ami d’Aristide Briand, lui-même ennemi personnel de son mari.

La démission de Joseph Caillaux fut suivie par des élections législatives en avril-mai 1914 qui amenèrent une majorité aux radicaux-socialistes. René Viviani, un ancien socialiste proche des radicaux, fut nommé à la tête du gouvernement. Il fit voter la loi des trois ans à laquelle il était opposé auparavant et en juillet 1914 il parvint à faire adopter par le sénat la création de l’impôt sur le revenu. Mais il avait été nommé pour préparer la guerre contre l’Allemagne. Le 20 juin, la Chambre autorisait un premier emprunt de 800 millions.

La Nouvelle de l’assassinat le 28 juin 1914 à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, héritier du trône de l’empire Austro-Hongrois, et de son épouse par Gavrilo Prinzip, par un étudiant serbe passa largement inaperçue en France, tant l’opinion s’était passionnée pour le procès de l’épouse de Joseph Caillaux. La diplomatie n’était pas davantage préoccupée par cet évènement, maintenant le voyage en Russie des présidents de la République et du Conseil.

Soutenu par l’Allemagne, l’empereur François-Joseph son oncle s’engageait dans un processus de guerre contre la Serbie le 22 juillet avec un ultimatum comprenant de fait dans ses points 5 et 6 une ingérence inacceptable par Belgrade, pouvant conduire à intégrer de fait la Serbie dans l’empire.

Le 25 juillet la Serbie avait rejeté la partie de l’ultimatum étant considéré comme une atteinte à sa souveraineté. Aussitôt l’Autriche-Hongrie rejeta le compromis et mobilisa son armée. La Serbie fit de même et le 28 juillet l’Autriche-Hongrie déclarait la guerre à la Serbie.

Revenus de leur voyage en Russie le 29 juillet les dirigeants français étaient impuissants à peser sur l’enchainement de la guerre. La mobilisation générale fut décrétée en Russie le 29 juillet, nouvelle que le Conseil des ministres n’apprit que le 31 en même temps que l’assassinat de Jean Jaurès.

Le 31 juillet à 9 heures du soir, Raoul Villain, un homme de 19 ans, réputé fragile et imprégné des idées de l’Action française, assassinait Jean Jaurès. Cet assassinat révélait l’ampleur de la haine accumulée contre Jaurès, soutenue par des appels de l’extrême droite au meurtre de ses opposants, mais il avait le caractère de l’irrévocable et de la tragédie pure.

Principale personnalité du socialisme français, Jaurès emportait avec lui une partie de l’espoir de l’humanité. Rien désormais ne pouvait s’opposer à la guerre.

Les préfets s’inquiétèrent aussitôt des risques d’insurrection ouvrière, mais avec sang-froid Viviani et Poincaré s’attachèrent à ramener les socialistes et la classe ouvrière dans le giron de la défense nationale. D’ailleurs toute la social-démocratie allemande venait de se ranger derrière l’empereur Guillaume II. Depuis sa tombe, Jaurès pouvait voir s’écouler son rêve d’une alliance des prolétariats européens contre la guerre.

L’Union sacrée était en marche et la mort de Jaurès y contribuait décisivement. D’ailleurs Léon Bailby, directeur de L’intransigeant, salua la mémoire du député socialiste. A la veille de la guerre, l’Union sacrée était de mise.

La France dans la guerre

Dès l’annonce de la mobilisation générale russe, l’Allemagne avait adressé un ultimatum à la Russie pour exiger son arrêt dans les douze heures et un autre à la France pour exiger sa neutralité dans le conflit russo-allemand. Le 1er août le gouvernement avait fait savoir qu’il agirait « selon ses intérêts « et déclara la mobilisation générale. Le 3 août, l’Allemagne déclarait la guerre.

A cette date, l’esprit du peuple n’était plus revanchard mais, convaincu de son pacifisme, il avait conscience d’être provoqué. Les armées nationales ont fait de la guerre un ferment démocratique, il n’y avait à Paris plus que deux classes, « ceux qui partaient » et ceux qui choyaient les soldats de demain.

Les obsèques de Jaurès se déroulèrent le 4 août dans une France en guerre depuis la veille. Dans une foule immense qui suivait le cortège de nombreuse personnalités étaient présentes, les présidents de la Chambre et du Sénat, la plupart des ministres et même ses opposants nationalistes en la personne de Maurice Barrès. Durant cette journée, René Viviani lu à la Chambre un message de Raymond Poincaré appelant à « l’union sacrée » et affirmant que « dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit ».

La propagande caractéristique des années de guerre avait commencé, à mille lieux de l’esprit libre et de la raison critique qui avaient porté les imaginaires républicains de la naissance du siècle.

Ce même 4 août Charles Péguy, pacifiste militant, s’était résigné à défendre la patrie et  avait revêtu son uniforme de lieutenant d’artillerie. Il mourra le 5 septembre au début de la bataille de l’Ourcq (Marne).

Le jeune anthropologue Robert Hertz né en 1881, disciple prometteur d’Émile Durkheim, d’origine juive et dreyfusard, mourut le 13 avril 1915 à Marchéville, dans la plaine de la Woëvre (Meuse). Dans sa dernière lettre à son mari mort une semaine avant et sans nouvelle son épouse Alice s’élève contre une société désormais sourde aux vivants, une guerre qui engloutit les meilleurs et les plus jeunes. Elle pressent le terrible vieillissement physique et moral qui frappera la France entre les deux guerres.

Marc Bloch, historien de 28 ans en 1914, participera à toute la guerre qu’il terminera comme capitaine le 18 août 1818. Sceptique sur les élans nationalistes, il conservera son sens critique, notamment sur la faiblesse du commandement et la médiocrité des savoirs militaires. Il fera part de ses « Souvenirs de guerre » dans L’étrange défaite qu’il écrira durant l’été 1940. Il participera à la Résistance pour défendre farouchement l’idéal démocratique hérité de l’expérience de la République.

Chapitre IX La France coloniale

Durant la période 1870-1914, l’espace colonial fut multiplié par 10. C’était en contradiction totale avec l’idéologie républicaine de liberté d’égalité et de fraternité, mais ces principes démocratiques ne faisaient pas le poids devant les enjeux politiques et stratégiques et leur intérêt économique.

Le fait colonial transforme la pensée qui s’attache à ce domaine en une sorte de fatalité romantique ou cynique, où la raison et la morale démissionnent en permanence.

Si la France occupait le second rang mondial des investissements à l’étranger, ils étaient principalement dirigés vers la Russie et l’empire ottoman colonisé économiquement par l’Europe, encourageant ainsi l’amputation de ses provinces balkaniques.

Un héritage impérial, un choix républicain

Au début de cette période, l’empire colonial couvrait déjà près de 1 millions de km² avec une population de 5 400 000 indigènes. Après le désastre mexicain de 1867, il se situait en Algérie depuis la monarchie de juillet en 1830. En 1860 200 000 colons étaient déjà installés et suffisamment puissant pour faire échouer avec l’aide de l’armée coloniale le projet de « royaume arabe ». Ensuite au Liban et en Égypte, où on avait percé le canal de Suez entre 1854 et 1869, la Cochinchine en 1858 et un protectorat imposé au Cambodge en 1863. En Afrique, le Sénégal et son port Dakar étaient devenus les têtes de pont d’un nouvel empire.

Entre 1880 et 1914, l’empire colonial décupla devenant « par excellence la réalisation d’un projet opportuniste qui doit énormément à Gambetta et à Ferry » insiste Jérôme Grondeux dans La France entre en République. Ces deux dirigeants s’inscrivaient d’abord dans un courant de pensée caractéristique du libéralisme économique qui considérait que « dans l’état actuel du monde, la fondation des colonies est la meilleure affaire dans laquelle on puisse engager les capitaux d’un vieil et riche pays » d’après John Stuart Mill.

Dès la fin des années 70, les républicains développèrent un nouvel argumentaire qui soutint puissamment la logique coloniale. Sur le plan politique, face à l’Allemagne, la France pouvait retrouver son rang de grande puissance dès lors qu’elle se retrouvait à la tête d’un vaste empire. En réponse aux critiques sur la politique coloniale, Jules Ferry et Gambetta invoquaient la mission civilisatrice des nations européennes allant de pair avec la République. Comme pour l’école, il s’agissait d’apporter les Lumières, la raison et le progrès.

Les Républicains qui portèrent le projet colonial ne virent pas la contradiction profonde qui affectait son fondement idéologique, à savoir la soumission au mythe de la puissance française et de la supériorité occidentale, le situant bien loin de ses idéaux laïcs et démocratiques.

A la veille de la Première Guerre mondiale, l’empire colonial français rivalisait avec la puissance britannique, s’étendant sur 10,6 millions de km² avec une population de 55 millions de colonisés et quelques centaines de milliers de colons. Mais la France ne s’était pas donné les moyens de ses ambitions, la colonisation ne devant pas affecter les budgets publics et la capacité militaire. L’insuffisance des investissements publics et privés, la faiblesse de la concurrence, l’absence de contrôle voire même d’administration digne de ce nom expliquent le sous-développement croissant des colonies et la misère toujours plus forte des colonisés.

Techniquement la colonisation fut un désastre pour la République, politiquement elle fut une faillite et moralement elle fut sa honte.

Une conquête accélérée

Jusqu’à l’affaire tunisienne le processus de colonisation s’était poursuivi à l’abri des regards de l’opinion publique. Celle-ci éclata le 7 avril 1881 lorsque Jules Ferry demanda à la Chambre des crédits militaires pour conquérir la Régence (du Maroc). Le fait colonial s’imposa alors dans l’opinion publique et le phénomène s’accéléra.

De 1871 à 1878, les gouvernements conservateur avaient conservés l’essentiel des positions acquises jusque-là, aidés des missions catholiques qui firent l’objet d’attention constante de la part des républicains.

En Afrique occidentale, un officier de marine d’origine italienne, Pierre Savorgnan de Brazza, parti dès 1875 à la conquête du fleuve Congo, était en compétition avec Henry Stanley qui servait les intérêts du roi des Belges. Il parvint en 1881 à conclure avec le roi local Makoko à conclure un traité de protectorat sur le bassin de Congo. Nommé « Commissaire général de la République dans l’Ouest africain », Il jeta les bases de l’empire français en Afrique équatoriale qui devint l’AEF en 1910.

Les prétentions du Portugal en Angola, appuyées par la Grande Bretagne, favorisèrent le rapprochement avec l’Allemagne qui cherchait également à étendre ses positions en Afrique. La conférence internationale de Berlin (novembre 1884-février 1885) amplifia la colonisation de l’Afrique en permettant toute annexion de territoires d’Afrique centrale qui auraient été conquis militairement. Il s’en suivit une « course à l’empire » qui se traduisit par l’usage d’une violence extrême vis-à-vis des populations civiles sans que pour autant on puisse parler d’extermination.

Au Sénégal, le projet de l’ancien gouverneur Faidherbe de relier la colonie au Niger par une succession de postes fortifiés fut réalisé entre 1880 et 1883. Cette base permit des conquêtes qui furent regroupées en 1895 dans l‘AOF avec les territoires compris entre le Sénégal, le Tchad et le golfe de Guinée. Cet espace fut reconnu par les traités internationaux du 14 juin et du 5 août 1898.

La colonisation de Madagascar débuta elle aussi sous le second gouvernement Ferry. Une première intervention militaire déboucha en 1885 sur un régime de protectorat imposé au royaume malgache. Mais la résistance des Hovas et de leur reine Ranavalo III obligea le ministre de la guerre, le général Mercier et le ministre des affaires étrangères Gabriel Hanotaux à envoyer un corps expéditionnaire de 15 000 hommes le 23 novembre 1894. Après des combats violents et une guerre longue et laborieuse menée par le général Duchesne et la chute de la capitale Tananarive, la France proposa un nouveau protectorat le 1er octobre 1895.

Mais le gouverneur Hyppolyte Laroche échoua à faire accepter diplomatiquement la tutelle française. Le nouveau gouverneur le général Gallieni procéda alors par la force. Après avoir exilé la reine, dispersé la cour et fait exécuter des ministres il instaura le travail forcé et répondit par une grand brutalité à la résistance des « toges rouges » (Menalanba). On estime cet épisode meurtrier à plusieurs centaines de milliers de morts sur une population totale de 3 millions. Cependant Gallieni, aidé par son adjoint le colonel Lyautey, s’efforça de développer l’île en vertu de l’idéologie conquérante. Madagascar pris le statut de colonie le 6 août 1896.

En Afrique du Nord, la France commença à pénétrer l’espace saharien à partir de 1880. Commencée pacifiquement par une expédition militaire et scientifique vers le massif du Hoggar qui fut détruite par les Touaregs le 18 février 1881, la colonisation pris un tour plus militaire. Elle progressa dorénavant avec des postes fortifiés installés dans les oasis. En 1889 la France contrôlait tout le Sahara et pouvait envisager de réunir les territoires d’Afrique du Nord et d’Afrique noire, ce qui fut fait durant l’année 1900 lorsque une mission commandée par Foureau-Lamy partie de Biskra fit la jonction avec les colonnes venues d’Afrique occidentale et d’Afrique équatoriale.

La Grande affaire qui rendit la colonisation inévitable au regard des enjeux impériaux fut la Tunisie. Dirigée par le gouverneur (bey) Muhammad al-Sadiq elle avait conquis une véritable indépendance à l’égard du sultan ottoman, mais elle était très endettée vis-à-vis des puissances européennes. Après le congrès de Berlin (1878), l’Allemagne encouragea la France à s’installer en Tunisie alors que l‘Italie y avait des prétentions. Prétextant une activité de pillards kroumirs tunisiens à la frontière avec l’Algérie, le gouvernement obtint le 7 avril 1881 des crédits militaires nécessaires à une intervention armée. Près de 40 000 hommes envahirent la Régence et le 12 mai Sadok Bey signait le traité de protectorat à Bardo. Ce succès permis aux républicains de faire oublier l’échec en Égypte qui passa en 1882 sous l’autorité exclusive de la Grande Bretagne.

La rivalité des deux puissances coloniales fut relancée à propos de l’Égypte et du Nil à partir de 1894. Par la voix de Cecil Rhodes, la Grande-Bretagne rêvait de construire une voix de chemin de fer reliant le Caire au Cap. La France s’y opposa car de son côté car elle ambitionnait de relier Dakar à Djibouti. L’armée du général Kitchener, remontant la vallée du Nil et la mission du général Marchand venue du Gabon se heurtèrent à Fachoda en septembre 1898.

Devant le risque de guerre, Delcassé, ministre des affaires étrangères du gouvernent Brisson, choisit l’entente avec la Grande-Bretagne dans le but de contenir les ambitions allemandes et de compléter l’alliance avec la Russie tsariste. Il rappela le général Marchand et renonça à ses prétentions au Soudan au profit de la Grande-Bretagne.

A partir de 1900, le Maroc devint un nouveau front colonial. La conquête du royaume du sultan Abd Al-Aziz s’opéra en premier lieu par l’intervention du capitalisme financier et industriel. Théophile Delcassé obtint de l’Italie puis de l’Angleterre grâce à des trocs territoriaux le partage du Maroc laissant la portion congrue à l’Espagne. La pacification fut entreprise par le commandant Lyautey à partir du Sud-Oranais selon la stratégie de « tache d’huile » expérimentée à Madagascar pour aboutir à une proposition de protectorat en janvier 1905. L’Allemagne riposta par la voix de Guillaume II en escale à Tanger, se portant garant de l’indépendance du Maroc. Contre l‘avis de Delcassé qui dut démissionner, le conflit se dénoua lors de la conférence d’Algésiras qui permis de maintenir quasi intactes les ambitions françaises. La colonisation s’accentua alors, prenant la forme d’une occupation administrative mais aussi militaire pour faire taire les troubles. En juillet 1907, Casablanca fut occupée, puis Fès, Meknès et Rabat en 1911. Cette offensive déclencha le « coup d’Agadir » décidé par les Allemands le 1er juillet 1911. L’affaire fut désamorcée par le président du conseil Joseph Caillaux au prix de sacrifices territoriaux en Afrique équatoriale permettant d’étoffer le Cameroun allemand d’une surface de près de la moitié de celle de la France tout de même. Le Maroc devenait ainsi protectorat français le 20 mars 1912.

En Extrême-Orient, la France républicaine continuait son avancée à partir de la Cochinchine avec en 1874 un protectorat sur l’empire d’Annam dont dépendait le Tonkin et Hanoï, à charge pour elle de combattre les pirates chinois qui menaçaient tout le commerce européen de la région. Les troubles persistant, Jules Ferry décida en 1881 l’envoi d’un corps expéditionnaire puis en 1883 une flotte commandée par l’amiral Courbet, affirmant à partir de cette date la mainmise de la Royale sur l’Indochine. Le Tonkin fut conquis et en 1884 le traité de Hue plaça le Tonkin sous protectorat français, celui de Tien-Tsin écartant des chinois de leur souveraineté sur cet empire.

Les tensions entre la France et la Chine demeuraient et l’amiral Courbet détruisit la flotte chinoise devant Fou Tchéou. Malgré un impair télégraphique défaitiste qui entraina le chute du gouvernement le 30 mars 1885, les troupes chinoises étaient battues le même jour et la chine fut contrainte le 4 avril 1885 d’accepter définitivement le protectorat français sur Annam et le Tonkin. La France continua sa conquête avec le Laos et en 1891 fut instituée la Confédération indochinoise composée d’une colonie, la Cochinchine et de quatre protectorats, le Cambodge, le Tonkin, l’Annam e le Laos.

Pour calmer les rivalités avec l’Angleterre, les deux puissances signèrent le 25 janvier 1896 un traité de reconnaissance mutuelle de leurs espaces coloniaux, séparés un Etat tampon, le Siam.

Au début du XXème siècle, l’empire colonial était constitué dans sa formé définitive. Cette conquête avait reposé sur la conjonction d‘une triple action : militaire avec l’envoi de corps expéditionnaires, économique avec un processus de soumission d’états indépendants mais fragiles et enfin diplomatique avec une politique qui non seulement sortait la France de son isolement européen, mais la mettait en position d’imposer l’essentiel de ses revendications coloniales. Ces développements se sont effectués dans une relative indifférence, la réalité coloniale échappant largement au pays et au régime. Ce désintérêt favorisa le contrôle de l’empire par une sphère limitée et une société fermée dont les pouvoirs étaient sans contrôle. Les abus, la spoliation, l’arbitraire devinrent le lot commun des colonies et des indigènes.

La colonisation française ne constituait pas seulement une contradiction flagrante des idéaux affichés par les fondateurs de la République, ni la destruction de sociétés locales, des modes de violence parfois extrêmes, la banalisation du racisme, la ruine de régions prospères, l’affirmation de l’affrontement des impérialismes européens. La colonisation fut aussi la faillite de l’administration républicaine, la dérive des institutions et des hommes. Elle était en tout point la face sombre et caricaturale de la France civilisée, en dépit de quelques réussites coloniales ponctuelles et sans lendemain.

Un vaste empire, une complexité administrative

Deuxième plus vaste empire après celui de la Couronne britannique, le monde colonial français se structura autour territoires et de statuts.

L’empire était réparti en 3 grands espaces : l’Afrique du Nord, l’Afrique noire comprenant trois gouvernements généraux de l’AOF, l’AEF et de Madagascar, l’Indochine enfin.

Suite à la tutelle de la Marine, un nouveau ministère des Colonies est institué en 1894. Pour autant ses compétences étaient limitées à la tutelle des gouvernements généraux de l’Indochine, de l’AOF, de l’AEF et de Madagascar. Le ministère des Affaires étrangères avait regard, en théorie du moins, sur les protectorats, ces derniers maintenant les pouvoirs locaux et excluant une administration directe.

Les marges de manœuvre des gouverneurs et des résidents demeuraient cependant considérables. Dotés de ces pouvoirs Gallieni à Madagascar, Lyautey au Maroc, Doumer en Indochine menèrent des politiques de civilisation et de développement des infrastructures et imposèrent une assimilation de la population de manière aussi brutale que la conquête.

Par l’intermédiaire d’assemblées élues, de pouvoirs communaux et d’une représentation en métropole (députés et sénateurs), le groupe des premières colonies, datant parfois du 17ème siècle, la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, a Guyane et les comptoirs des Indes bénéficiait de droits plus importants, mais réservés à l’élite blanche.

L’Algérie apparaissait comme une exception car elle était une colonie de peuplement depuis le Second Empire qui avait imaginé de créer en son sein trois départements placés sous l’autorité d’un gouverneur général. Adolphe Crémieux, fondateur de l’Alliance israélite universelle et ministre de la justice, mis en application ces projets sous forme de décrets en octobre 1870. Il prévoyait également une extension de la citoyenneté française aux 37 000 israélites des départements d’Algérie.

Cette dernière mesure fut dénoncée par les colons et les musulmans, faisant régner un antisémitisme responsable de tueries régulières et même de révoltes indigènes en Kabylie en 1871 et 1872.

Le processus d’assimilation progressive des Algériens à la citoyenneté française selon un modèle emprunté à l’empire romain, se révéla un échec et fut abandonné à partir de 1891. De fait les deux sociétés, européennes et indigènes, vécurent séparées, l’une dominant l’autre économiquement, socialement et politiquement.

Le principe de civilisation et ses limites

La « civilisation », dont la France et la République s’estimaient porteuses, s’exprima dans l’empire de manière très partielle, sauf à considérer l’exploitation économique, la spoliation des terres et des ressources et la domination économique comme relevant de la mission civilisatrice.
La modernisation (modérée) des infrastructures, la construction des ports, de routes et de chemins de fer, servaient avant tout les intérêts économiques du « parti colonial ». En Algérie l’effort de l’État se révéla bien plus substantiel avec la construction de 1 500 Km de voies ferrées et du port de Bizerte. L’effort de « civilisation » se déploya également en direction des écoles, souvent confiées à des missionnaires, des dispensaires et des hôpitaux.

Les indigènes devaient parler la langue du colonisateur mais ne bénéficiaient d’aucun de ses droits politiques. Le sénatus-consulte du Second Empire décrété le 14 juillet 1865 établissait que pour l’Algérie « l’indigène musulman est français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane ». Cette monstruosité juridique se renforça jusqu’en 1946, date de son abolition sans que pour autant les choses changent.

Le Code de l’Indigénat de 1881 rassembla toutes les règles qui s’étaient empilées depuis ce régime institué par Napoléon III. Ce droit d’exception institutionnalisait l’inégalité, la soumission et l’incapacité civique des indigènes qui n’existaient que sous un statut civil qui n’était pas celui des français et se fondait sur la religion et la coutume.. Les indigènes étaient donc des sujets et non pas des citoyens. Ils éraient donc sous un statut arbitraire instituant les réquisitions et impôts dit de captation, les travaux forcés, le couvre-feu, l’interdiction de réunion, etc.

Exploitation et répression des indigènes

Le sous-développement économique des colonies françaises tenait à plusieurs facteurs : la relative pauvreté des territoires conquis, la faiblesse de l’investissement public et privé, l’absence d’une bourgeoisie indigène capable de consommer et de produire et enfin de la « pacification » qui avait plutôt le caractère d’une répression militaire démesurée.

Des cultures spéculatives y furent introduites, la vigne en Algérie, le cacao en Côte d’Ivoire, l’arachide au Sénégal et le caoutchouc en Indochine. En Nouvelle Calédonie l’exploitation des minerais débuta dès les années 1880. Ce développement économique mondialisé et la crise des cours mondiaux s’accompagna d’un mouvement de concentration foncière au profit des colons. En 1897 le ministre des Colonies, André Lebon, confia, contre l’avis de Savorgnan de Brazza, l’exploitation de ces richesses à 40 compagnies concessionnaires qui mirent la population indigène en coupe réglée.

L’ambition d’affirmer la puissance française sur la scène européenne et internationale liée à l’économie de moyens mis à disposition par le gouvernement pour des raisons de politique intérieure impliqua de fait un système de terreur seul capable de compenser le nombre limité de fonctionnaires et de soldats envoyés dans les colonies.

L’administration de la barbarie ordinaire fut révélée par de rares cas au début du XXème siècle, notamment la mission des capitaines Voulet et Chanoine le long du fleuve Niger en 1898-1899. En charge de faire la jonction avec les colonnes Foureau-Lamy et Émile Gentil partis respectivement d’Algérie et du Congo, la mission progressa au prix du massacre de milliers d’indigènes auxquels s’ajoutèrent des dizaines de milliers de victimes dues à la famine qui s’en est suivit. L’opinion publique était tenue à l’écart de ces exactions qui ne furent révélées que suite à l’affaire Dreyfus, cas aggravé par le fait que Voulet avait fait raser Ouagadougou et que Chanoine était le fils d’un ancien ministre de la guerre antidreyfusard.

Cette barbarie ordinaire n’était pas le seul fait des militaires dont les campagnes coloniales victorieuses assuraient une promotion rapide. Des fonctionnaires civils et des colons recouraient eux aussi à ce genre de pratiques telle une affaire révélée par la presse métropolitaine. Le 14 juillet 1903 à Fort Crampel (Oubangui-Chari, la future République Centrafricaine) Ferdinand Gaud, agissant sur ordre de son supérieur l’administrateur Georges Toqué, avait attaché autour du cou d’un chef rebelle, Papka, et fait exploser une cartouche de dynamite. Suite à la révélation de l’affaire, une commission d’enquête dirigée par Pierre Savorgnan de Brazza (PSB) découvrit un système d’exactions systématiques contre la population indigène qui avait transformé les 4 circonscriptions du Congo (Gabon, Moyen Congo, Tchad et Oubangui-Chari) en une zone esclavagiste au taux de mortalité impressionnant.

Désespéré par ce qu’il (PSB) avait vu et par son échec à imposer son autorité au gouverneur, l’ancien  officier de marine Émile Gentil, il reprit le chemin de la métropole et mourut en chemin à Dakar. Le ministre des colonies, Émile Clémentel imposa le silence aux membres de l’expédition qu’il avait dirigée. Seul parmi eux Félicien Challaye, un ancien dreyfusard philosophe et historien, raconta ce qu’il avait vu au Congo dans ne enquête accablante publiée en 1905 par Charles Péguy dans les Cahiers de la Quinzaine.

L’anticolonialisme ne parvint pourtant pas à s’imposer en France.

L’impossible anticolonialisme

L’affaire Toqué-Gaud avait cependant mobilisé de nombreux intellectuels qui auparavant avaient défendu la justice et la vérité dans l’affaire Dreyfus. Le 30 janvier 1906,  l’écrivain Anatole France présida un meeting à Paris, introduisant les orateurs autour de la « folie coloniale » à laquelle étaient livrés les indigènes.

Ainsi était clairement affirmé que le caractère républicain de la France lui faisait obligation de refuser la colonisation telle qu’elle était pratiquée à l’époque. La Ligue des droits de l’Homme présidée par Francis de Pressensé ou le Comité de protection et de défense des indigènes animé par l’historien Paul Viollet allaient aussi dans le même sens.

Plus individuels mais tout autant engagés, les écrivains Alphonse Daudet, Guy de Maupassant s’exprimèrent contre la colonisation. Léon Bloy, romancier catholique, naguère pourfendeur de La France juive d’Édouard Drumont, opposa l’Évangile à la colonisation dans son roman Le sang des pauvres (1909). Il avait auparavant dénoncé dans L’assiette au beurre « l’image stricte de l’enfer » définissant les bagnes coloniaux.

Rares étaient les Français qui remettaient en cause la colonisation dans son principe, il fallait seulement qu’elle soit plus humaine, plus juste et plus respectueuse des droits des indigènes.

Dans les années 1880, les radicaux avaient condamné formellement la colonisation dans leur programme du 7 août 1881 et dans leur manifeste de 1885, et ensuite notamment à la Chambre par la voix de Georges Clémenceau et Camille Pelletan. Cette position se retourna à la fin du siècle avec notamment Gaston Doumergue, adversaire de l’occupation de Madagascar en 1894, qui se retrouva en 1902 à la tête du ministère des colonies. Les radicaux fournirent de nombreux gouverneurs ou résidents tels Paul Doumer, Victor Augagneur ou Stephen Pichon. Bien que toujours anticolonialiste, Georges Clémenceau n’en fut pas moins partisan de la manière forte contre les indigènes comme en 1907 lorsqu’il décida l’occupation de Casablanca.

Les libéraux étaient plus fermes et constants dans leur opposition au colonialisme mais divisés sur la manière, certains d’entre voyant là une occasion d’étendre la prospérité économique.

Plus minoritaires, les pacifistes jouèrent un rôle dans l’opposition à la colonisation, à l’instar de Frédéric Passy devenu député en 1881 et 1885 qui critiqua vivement la politique de Jules Ferry.

L’opposition des révolutionnaires, des socialistes et des anarchistes à la colonisation ne s’imposa pas non plus d’elle-même. Bien que victimes de la déportation des communards en Nouvelle Calédonie, ils se rangèrent du côté de la répression de l’insurrection kanake en 1878. La solidarité entre les persécutés échouait à dépasser la dimension ethnique.

Les premiers partis socialises affrontèrent cette question, notamment la Parti ouvrier français de Jules Guesde. Leur opposition était cependant modérée par ses accès de patriotisme et son silence sur certaine conquêtes coloniales. Dès sa naissance en 1905 la SFIO se saisit du problème et décida deux ans plus tard lors de son congrès de Nancy et en pleine affaire marocaine de rejeter le colonialisme auquel « le socialisme est forcément hostile ». Cette position ne fut pas suivie à la lettre par le socialisme colonial, notamment à Marseille, qui devait sa prospérité à l’empire. L’idée d’un colonialisme socialiste à opposer à un colonialisme capitaliste faisait son chemin grâce notamment à Eugène Fournière qui en fit la promotion dans un article de la Revue socialiste en 1908.

Les anarchistes et syndicalistes ouvriers restaient en dehors de la question coloniale sauf à dénoncer les crimes coloniaux, tels Jean Grave en 1903 dans Patriotisme et civilisation : « Ce que le patriote entend par colonisation c’est le droit à l’accomplissement de tous les crimes ». Victor Barrucand, écrivain et journaliste, socialiste fédéraliste, décida de s’installer en Algérie. Avec son journal bilingue français-arabe, l’Akhbar,  il mena une lutte constante contre l’antisémitisme des colons et la colonisation et s’engagea parallèlement dans une œuvre de découverte de l’islam, de ses penseurs et de ses passeurs qui s’attachaient à faire connaître la civilisation arabe.

A partir de 1907, la conquête du Maroc réveilla l’anticolonialisme, sans lui permettre toutefois de conquérir l’opinion ni les forces politiques. Jaurès, qui avait approuvé la conquête de la Tunisie, du Tonkin et de Madagascar, était encore favorable à la colonisation en 1896. Il finit par se dresser contre le système colonial, si indigne pour le France et la République.  Il comprit aussi l’éveil des jeunes nationalistes qu’il observait dans l’empire ottoman, les « Jeunes Turcs », en Perse et en Égypte, donnait un avenir aux civilisations dites « attardées ». La France se devait selon lui d’enseigner au monde la valeur des civilisations niées par la colonisation. Entre 1903 et 1913 il n’intervint pas moins de 25 fois à la Chambre contre les aventures coloniales et écrivit des centaines d’articles sur s=cette question.

Mais il resta isolé au sein de la SFIO, un parti sans doctrine selon Albert Thomas dans un article de la Revue socialiste du 13 mai 1911.

Le point commun de ces diverses oppositions résidait dans la dénonciation des crimes et exactions commis dans l’empire par ceux qui étaient chargés d’une mission civilisatrice, au nom de la France et qui plus est de la République. La Ligue des droits de l‘Homme et du citoyen se contentait d’alerter l’opinion sur une colonisation sanglante qui rendrait aussi violente l’inévitable décolonisation future. Ce projet se voulait cependant conforme à l’idéal républicain et à la France civilisatrice.

Finalement, à condition de moraliser la colonisation, celle-ci n’apparaissait pas comme radicalement incompatible avec la République.

Le « parti colonial » et la « plus grande France ».

Le 14 juin 1912, seuls 79 députés, essentiellement socialistes, s’opposèrent au protectorat au Maroc. La colonisation n’était plus un objet de clivage et de débat politiques, elle s’imposait comme un fait. C’était l’évidence de « la plus grande France » servie par le « parti colonial ». Ce groupe de pression fur le principal inspirateur de la politique extérieure entre 1890 et 1911 et encore jusqu’à la seconde guerre mondiale. Ce « parti colonial » était né le 15 juin 1892 avec la constitution à la Chambre d’un « groupe colonial » de 42 députés qui s’étoffa rapidement jusqu’à atteindre 140 en 1902. Il était le second groupe derrière le groupe « paysan ». En parallèle se constituait au Sénat un » groupe de politique extérieure et coloniale ».

Le groupe parlementaire colonial a été fréquenté par tous les présidents de la République et des Républicains de premier plan. Il tirait sa force de sa nombreuse clientèle, dans les colonies, l’armée et les hommes d’affaires. Il s’appuyait aussi sur une nébuleuse d’associations plus militantes que savantes telle la Société de géographie de Paris qui diffusait depuis le Second empire un idéal de découverte et de conquête, notamment  en Afrique.

Un authentique parti politique, l’Action coloniale et maritime, échoua après quelques années en 1903. Pour autant, la fréquentation des expositions coloniales et la diffusion d’ouvrages d’aventures en outre-mer étaient le signe de la profonde curiosité des Français pour l’Empire.

Une autre institution arma le « parti colonial », l’Union coloniale française, créée en juin 1893 et dirigée par Jules Charles-Roux, président de la Compagnie transatlantique et administrateur du canal de Suez. Elle devint très rapidement un second ministère des colonies car très informé, très influent et très riche aussi, alimenté par les entreprises désireuses de s’implanter dans les colonies.

Il faut dire l’engagement pro-colonial était très lucratif. Après André Lebon, le premier titulaire du ministère des colonies qui finit richissime homme d’affaire, faisant fi des conflits d’intérêts qui émaillèrent sa carrière, de nombreux parlementaires purent ainsi obtenir d’immenses domaines en Tunisie grâce à des fonctionnaires corrompus.

Le mot d’ordre du « parti colonial » était « la Plus Grande France », expression qui permettait de défier les Britanniques qui parlaient de « greater Britain » mais aussi d’éviter le terme « d’empire » peu compatible avec le régime républicain.

L’exaltation de la « France des cinq parties du monde » se faisait grâce à l’école, des ouvrages tels Les enfants de Marcel, suite algérienne du Tour de France par deux enfants. Elle passait aussi par les expositions coloniales, la présentation de « villages noirs » où des indigènes étaient exhibés comme des animaux ou des romans populaires exaltant le héros colonial tel le colonel Marchand.

Cette présence des colonies en France était telle qu’elle imprégnait les mentalités et empêchait une véritable critique du fait colonial.

Monde colonial, sociétés perdues

Le monde colonial qui imprégnait la France de la « Belle Époque » fut approché de près par les écrivains et les artistes. La littérature coloniale devint un genre, allant des romans populaires d’aventure à des œuvres plus critiques ou désabusées, Pierre Loti, Alphonse Daudet, Guy de Maupassant…

Maupassant décrit une confrontation de civilisations inaptes à se comprendre où c’est le colon l’exploiteur. Certains franchirent le pas de l’intégration telle Isabelle Eberhardt qui décida de se convertir à l’islam et d’épouser un spahi (membre d’un corps de cavalerie d’origine ottomane et intégré dans l’armée coloniale). Déguisée en homme elle enquêta dans tout le pays pour le compte du journal Akhbar. Étienne Dinet s’installa à Bou Saada en 1905 et se convertit à l’islam. Il s’est fait l’observateur d’une civilisation en train de disparaitre, ce que fit aussi Paul Gauguin, à Tahiti puis aux iles Marquises non sans ambivalence.

Durant ces dernières années de l’avant-guerre, l’idée de politique indigène faisait son chemin, avec la Ligue des droits de l’Homme, la Franc-maçonnerie et Le temps. Le code de l’indigénat fut adouci en augmentant de ¼ à 1/3 la part des indigènes dans les conseils municipaux. Cette timide évolution vers une politique plus libérale pouvant aboutir à une réelle démocratie fut sans lendemain, empêchée par la puissance du « parti colonial », la faiblesse des gouvernements et la persistance d’une colonisation violente, notamment entre les deux guerres.

Par ailleurs, le développement des mouvements nationalistes indigènes se heurta à l’aveuglement de la métropole et précipita la colonisation dans un 3ème cycle des guerres, après la conquête et la pacification. La France perdit ainsi l’occasion de décoloniser tout en gardant son influence, alors que celle-ci, du point de vue politique, se voyait reconnue par les nationalistes eux-mêmes.

Ainsi un intellectuel annamite confiait en 1920 à l’écrivain de gauche Léon Werth : « L’oppression nous vient de la France, mais l’esprit de liberté aussi ». Au début de la décolonisation, les indigènes en lutte pour l’indépendance invoquèrent ces principes de la République, mais la plupart des républicains restèrent sourds à cette paradoxale et réelle fidélité.

CHAPITRE X Une société dans la modernité

La Belle Époque trouve son nom idéalisé dans le contraste avec celle qui a suivi, les 4 années de guerre effroyable et les difficultés matérielles qui lui ont succédé, mais aussi dans l’espoir que pouvait apporter le progrès technique et le climat de liberté et de créativité qui régnait alors.

C’était l’époque où tout semblait alors possible, époque de prospérité économique, l’accès de nouvelles couches sociales à une existence matérielle meilleure, le développement de nouvelles techniques, l’avion, l’automobile , le motocycle, le phonographe ou le cinématographe, donnaient confiance en l’avenir.

C’était une conviction que le possible était alors du côté du peuple, que les femmes avaient un avenir, sinon politique mais social et intellectuel. La progression dans la société s’était alors séparée de la seule acquisition de la fortune, rendue possible par l’école permettant d’accéder au savoir et à la connaissance.

Cette médaille avait cependant son revers avec de l’exploitation à outrance, les engrenages impérialistes et aussi une idéologie hygiéniste et répressive qui enfermait les fous et les déviants. La lente et inexorable progression des idées nationalistes dans la société ajoutée à l’intolérance sociales, aux préjugés xénophobes et à la suffisance des préceptes bourgeois réduisirent la beauté de l’Époque et l’expérience de la liberté.

Pour autant, la République révéla sa capacité à supporter un conflit armée et à remporter la victoire.

La démocratie républicaine

A la fin du Bloc des Gauches en 1905, la République entra dans la voie de l’acceptation et du consensus. Elle était souvent identifiée à une figure patriotique qui suscitait le respect, voire l’amour. L’opposition à la République se situait très à droite. Aux élections de 1910 seuls 70 députés ne se présentèrent pas comme Républicains dont une vingtaine d’irréductibles dénonçant « la gueuse ».

Faute de pouvoir réunir l’idée et le pouvoir, la République s’était séparée d’une part entre les institutions et une pratique politique et d’autre part des imaginaires et des valeurs. Le régime s’était affirmé à travers son cortège de notables et de rites, installés de haut en bas de l’échelle des pouvoirs, notamment les plus petites communes où trônait le buste de Marianne.

Le consensus de la vie politique engendra souvent un certain immobilisme, une prudence excessive ou le souci pour les parlementaires de plaire avant tout à leurs électeurs en vue de leur réélection. Beaucoup de réformes indispensables échouèrent, celle du Sénat et des modes de représentation plus égalitaires, celle du droit de vote des femmes, celle de la peine de mort, celle de la démocratisation de l’armée. Le processus de fabrication des lois pouvait être très lent. Il fallut 20 ans pour faire aboutir celle des retraites ouvrières (1910) ou celle de l’impôt sur le revenu (1914).

Mais l’idée républicaine ne se réduisait pas à son seul système de pouvoirs  de représentations, elle favorisait aussi une société de citoyens et de libertés. Le 8 mars 1913, Élie Halévy (philosophe et normalien, écrivain) écrivait à son ami Alain « La Troisième République nous a donné, à peu près complètes, la liberté d’opinion, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté d’association ».

Bien qu’excluant les femmes, les jeunes de moins de 21 ans et les immigrés, l’exercice concret de la citoyenneté porté par les républicains avait beaucoup progressé depuis le second empire avec le refus de la « candidature officielle », des critères objectifs pour le découpage des circonscriptions, la liberté d’expression des opposants par la presse, l’affichage ou les réunions publiques. Il fallut cependant attendre la loi de 1913 sur le secret du vote imposant l’usage des enveloppes et des isoloirs.

La Révolution française avait reconnu l’existence de la femme civique qui pouvait hériter, contracter, se marier librement et divorcer. Mais le Code Napoléon avait imposé des restrictions nombreuses qui faisaient de la femme mariée une mineure, soumise à son mari jusque dans le secret de sa correspondance et dépendant financièrement de lui tant bien même qu’elle était salariée. Ce dernier point fut réglé par la loi en 1907, permettant à la femme de subvenir aux besoins de la famille et des enfants en cas d’incurie du père. A contrario, la célibataire est une « fille majeure ».

Les succès de quelques femmes, Mademoiselle Bloch à Polytechnique en 1900, Marie Curie à la Sorbonne en 1906 suivi d’un second prix Nobel en 1911, Adélaïde Heuvelmans au Grand prix de Rome en sculpture la même année,  Maria Vérone avocate à la Cour d’Assises en 1912, souvent contestés par la société, prenaient valeur de symbole plus que de progrès.

La lutte politique pour l’accession des femmes à la pleine citoyenneté ne faisait pas l’unanimité. Ainsi La Ligue française pour le droit des femmes ou le Conseil national des femmes françaises s’en tenaient aux droits civils. Dès les années 80, des femmes de premier plan telle Louis Michel revendiquait le droit de vote des femmes. L’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) fut présidée par Cécile Brunschvicg qui devint en 1936 la première femme ministre de l’histoire.

Le sort des étrangers était dans une situation comparable à celle des femmes et des jeunes. Contribuant à la marche de la société, ils représentaient 1 100 000 personnes soit presque 3% de la population. Ces immigrés se répartissaient en deux groupes : les réfugiés politiques au nombre de 40 000, anarchiste ou socialiste russe et juifs persécutés par le régime tsariste principalement et le plus grand nombre, des immigrés ouvriers, majoritairement Italiens et Belges, puis Espagnols et Suisses et Polonais en fin de période. Leur sort était le plus souvent misérable notamment à la fin du XIXème siècle sur fond de crise économique et de tensions xénophobes.

Le droit du sol avait été adopté par la loi du 7 février 1851 et renforcé par celle du 26 juin 1889 qui l’adapta à la situation militaire. Désormais, tout enfant né de parents étrangers nés en France devenait français à la naissance sans possibilité de répudiation. Ces nouveaux français allaient servir à l’armée pour défendre la patrie.

Le thème de l’âge d’or des libertés, composante « du mythe de la Belle Époque », a été ébranlé par les interrogations de Jean-Pierre Machelon dans son étude de 1976, La république contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914.

Il pose efficacement la question de la loi et de son application. L’application de la loi républicaine relevait en vérité d’un État le plus souvent autoritaire que démocratique, parce que issu de deux empires napoléoniens.  Elle était animée par le souci d’articuler les principes de démocratie à l’efficacité de l’État. Cependant les nouvelles brigades voulues en 1907 par Clémenceau, les « Brigades du Tigre », renforcèrent la police comme administration fermée et fonctionnant par le recours à la violence.

La justice demeurait de la même manière un corps dévolu à l’ordre social plus qu’au respect des libertés constitutionnelles. L’affaire Dreyfus avait donné l’occasion à des hauts magistrats d’aborder la question du rôle civique du juge en République. L’avocat général Manuel Baudoin, lors de son discours prononcé le 17 octobre 1892 sur le « centenaire de la République », rappelait que le principe souverain de légalité contribue, à côté de l’impératif d’ordre, à soutenir le second devoir de tout gouvernement démocratique « favoriser l’évolution pacifique du pays, c’est à dire le progrès ». Il n’hésitait pas à faire reposer le progrès social sur le renforcement du principe d’égalité qui définissait selon lui la légalité républicaine. La période de libération de la justice prit fin après 1900.

L’armée confirma elle aussi ce schéma de la double peine, où la modernisation ratée se doublait de la démocratisation refusée. Il est vrai que l’affaire Dreyfus lui a fait perdre une partie non négligeable de son prestige.

Les fondateurs de la République avaient rêvé d’une armée populaire et patriote par la voix de Léon Gambetta lors de son discours de Bordeaux le 26 juin 1873. Ce rêve s’avéra vite impossible, cet espoir se heurtant aux pesanteurs de l’État-major, aux frilosités du pouvoir politique et aux conditions d’encasernement et de vie militaire.

Dans d’autres domaines, l’État a soutenu l’idéal républicain. Le régime s’engagea dans une politique d’institutions et de soutien à la création avec celle de musées et l’achat de nombreuses œuvres d’art. Au tournant du siècle avec la loi du 14 juillet 1901, était institué une « Caisse des recherches scientifiques » qui deviendra  en 1938 le CNRS. Mais c’est surtout le ministère de l’Instruction publique, auquel se rattachaient les Beaux-Arts, qui contribua à la démocratisation et à la modernisation de la France à travers le développement des trois ordres d’enseignement, primaire, lycées et universités. Les plus grandes écoles avaient été créées auparavant et la IIIème République développa surtout les universités et avec elle le corps des professeurs, notamment par la loi du 10 juillet 1896. Enfin des administrations anciennes furent modernisées telles les Postes auxquelles s’ajoutèrent le Télégraphe et le Téléphone.

Le mouvement social

Le progrès social qu’apportaient la vie politique et la vie civique était détruit en partie par le travail ouvrier et son univers. Le monde ouvrier, second en termes d’emploi derrière l’agriculture, était divisé entre des branches capitalistiques de plus en plus concentrées et un secteur de petite production dans les ateliers de sous-traitance et de travail à domicile. Cette fragmentation de l’emploi entraînait de nombreuses inégalités qui aggravaient les effets d’archaïsmes nombreux.

Les facteurs d’identité comme classe restent en partie ceux des deux premiers tiers du 19ème siècle : le travail manuel, le métier, le mode de vie, la précarité du quotidien, la clôture sociale et spatiale. Les transformations économiques  en introduisirent d’autres, concurrentes de premiers, l’enfermement dans l’usine, la menace de déqualification par la technique et les machines, le déracinement de nouveaux groupes attirés par des secteurs en croissance et l’invention de nouveaux modes de mobilisation différents des révoltes d’antan.

La législation sociale demeura réduite et en retard par rapport à ses grands voisins européens. Le ministère du Travail ne vit le jour qu’en 1906. Grâce à l’action d’une Fédération constituée en 1893, les mineurs parvinrent à obtenir une ébauche de protection sociale, en 1890 une meilleure sécurité dans les mines, la responsabilité patronale en 1898, la limitation du temps de travail qui fut généralisée en 1900, alors que celle des femmes  des enfants avait été ramené à 11h en 1892.

La loi généralisant le repos hebdomadaire fut difficilement ratifiée le 13 juillet 1906 en même temps qu’il perdait son caractère religieux. La loi sur les retraites des ouvriers et paysans (ROP) fut votée laborieusement en avril 1910. Mais en 1912 sur 12 millions de salariés et 6 millions de travailleurs indépendants, seuls 2,6 millions bénéficiaient de la ROP.

Si les paysans furent durement touchés par la grande dépression économique des années 1882-1896, ceux qui purent survivre ainsi que leurs ouvriers garder leur place, la situation s’améliora au tournant du siècle. En 1906 les paysans et ouvriers agricoles étaient respectivement 2,7 et 2,6 millions. Les exploitations ne dépassant pas généralement 10ha permettaient d’assurer l’existence d’une famille et l’emploi d’un journalier.

Les historiens sont partagés pour dater l’éveil de la France rurale à la République, dès 1848, notamment dans le Sud de la France, pour Maurice Agulhon dans La République au village (1970) ou pendant la « Belle Époque » pour l’historien américain Eugen Weber dans La fin des Terroirs (1983). Ils ont cependant mis en lumière l’effet cumulé de l’unification des territoires par les réseaux de chemin de fer et les canaux, les progrès de la scolarisation, le développement de la presse jusqu’à un échelon très local. A cela s’ajoute pour les garçons le service militaire qui se généralisa vraiment à partir de 1889. L’adhésion de la paysannerie à la République reposa sur la perception des progrès enregistrés, la protection qu’elle pouvait assurer face aux dangers qui la menaçaient et les espaces ouverts par la libéralisation politique qui leur permettait d’être acteurs de leur propre histoire.

Le 1er juin 1874 à Auxerre, Léon Gambetta avait proclamé l’avènement de couches nouvelles, un monde « de petits propriétaires, de petits industriels, de petits boutiquiers, qui forment la démocratie » en précisant que « démocratie et République sont associées comme la cause et l’effet ». Il anticipait ainsi l’un des caractères de la « Belle Époque », à savoir le développement d’importantes classes moyennes.

Ainsi la « classe moyenne » synonyme de bourgeoisie dans la première moitié du 19ème siècle a pris un tour plus diversifié se déclinant au pluriel à la fin du siècle. Elle englobe tous ceux qui cherchent à échapper au peuple ouvrier et paysan, concurrents entre eux et générant ainsi des tensions.

Ces classes moyennes étaient composées des artisans, commerçants et petits patrons, soit 5 millions, ceux qui ne travaillaient pas de leurs mains, petits rentiers (500 000), professions libérales, le secteur des services qui se développait et enfin les 1,3 millions de fonctionnaires largement favorisés par le régime, incluant les militaires de carrière, les employés communaux et les débitants de tabac. Parmi eux les instituteurs dérogeaient au modèle commun, du fait de leur niveau de vie modeste et surtout de l’éthique de la connaissance qui les animait leur conférant une forte identité sociale.

François Démier a tenté dans La France du XIXème siècle de caractériser la bourgeoisie française comme un monde puissant par son poids (près de 500 000 personnes soit 1/8ème de la population) et son pouvoir social, appuyé sur la fortune, les codes et la conscience d’être ou de paraitre. Selon lui, la bourgeoisie c’est une famille, un patrimoine diversifié, une morale qui commande réserve et simplicité, une demeure confortable avec parfois une demeures à la campagne, de nombreux domestiques (960 000 en 1914), une sphère de relations locales,  des manières apprises dans les « arts d’agrément » pour les jeunes filles, dans l’équitation ou l’escrime pour les garçons, des humanités acquises dans l’enseignement secondaire…  Ce groupe restait en France ouvert à toutes les couches nouvelles qui adoptait ces codes, à la différence des situations allemandes ou anglaises.

Curieusement l’aristocratie restait un modèle pour la bourgeoisie en copiant ses habitudes. L’aristocratie trouvait son compte dans cette alliance avec la bourgeoisie qui lui apportait la richesse qu’elle avait perdue.  Selon Madeleine Rebérioux, « Ces liens nouveaux doivent être interprétés en liaison avec la montée du nationalisme et le retour en force du catholicisme comme idéologie de la bourgeoisie ».

La bourgeoisie ne se caractérisait pas uniquement par un conservatisme social et politique calqué sur celui de l’aristocratie. Elle adhérait à la République, pour le moins à la stabilité apportée par le régime et aux ressources tant symboliques que matérielles qu’elle lui procurait. Ainsi se mettait en place une réelle porosité entre la bourgeoisie et la haute administration. A cela s’ajoutait la quête de la « rouge », une nomination ou une promotion dans la Légion d’honneur.

Une autre bourgeoise plus intellectuelle se projetait dans le progrès démocratique de la République tenant à leur capital intellectuel. Le pouvoir de cette classe intellectuelle et républicaine était d’une nature différente, il reposait sur la conviction que le savoir triomphait des injustices, que la raison apportait la liberté et que le progrès civilisait l’avenir.

La morale bourgeoise qui imprégnait toute la société et notamment les classes moyennes définissait les relations des hommes et des femmes de manière puritaine et utilitaire. L’épouse était essentiellement une mère, un statut d’infériorité sociale qui était renforcé par l‘incapacité politique et civique des femmes dans la société française.

La pauvreté de l’amour conjugal et la solitude de la chair maritale entrainait les hommes en quête d’érotisme et parfois d’amour sincère vers les très nombreuses maisons closes, véritable institution de la « Belle Époque ». Les femmes quant à elles noyèrent leurs frustrations et leurs souffrances dans la lecture de romans ou la contemplation de figures mondaines « libérées » telles la Belle Otéro qui régnait au Maxim’s, Liane de Pougy devenue princesse Ghyka ou Émilienne d’Alençon qui, aux Folies-Bergères, envoûta le roi des Belges Léopold, Cléo de Mérode…

L’entrée dans la modernité

La grande dépression de la fin du 19ème siècle s’acheva en France au milieu des années 1890. La reprise fut cependant moins forte qu’en Allemagne ou aux États Unis, cette moindre performance tenant au maintien d’un fort secteur agricole traditionnel. Elle était cependant soutenue par la grande stabilité monétaire tenant à la solidité du franc-or. Le niveau de vie progressa, la consommation se renforça avec des nouveaux produits qui apparurent sous l’effet du progrès technique, dans l‘alimentation, l’habillement, l’hygiène, la santé, l’automobile, la bicyclette ou le téléphone.

La « Belle Époque » fut caractérisée par un rayonnement de la technique mis en scène par l’image, la presse et le cinéma naissant. Le progrès technique s’incarnait dans une multitude d’inventions dont le caractère parfois magique suscitait une fascination collective. C’était le cas notamment de l’électricité au point que Christophe Prochasson a pu définir le début de la « Belle Époque » comme celle des années « électriques ». Les accidents du progrès étaient certes nombreux, spectaculaires ou tragiques, mais jamais ils ne découragèrent la société de s’abandonner au monde moderne.

Vingt ans après les grandes lois scolaires, la France de la « Belle Époque » pouvait se glorifier d’avoir donné au savoir une place décisive. Ce mouvement de diffusion était soutenu par les médias de l’époque, et aussi  l’Exposition universelle de 1900 qui marqua une nouvelle ère de mise en scène de la connaissance. Un savoir plus encyclopédique que véritablement critique, soutenu par une recherche scientifique naissante avec l’Institut du Radium imaginé en 1909 par Marie Curie ou l’Institut Pasteur par Émile Roux. Ces institutions nouvelles, entravées par les pesanteurs académiques, restaient en nombre insuffisant pour concurrencer l’Allemagne et les États-Unis.

L’industrialisation affecta profondément l’urbanisation des villes françaises. Les ateliers et petits entreprises commencèrent à migrer en périphérie, autour de la grande industrie qui demandait plus d’espace. Des espaces violents, denses et sombres, s’imposèrent, mêlant les infrastructures ferroviaires, les emprises industrielles et les habitants souvent insalubres. Les municipalités tentèrent par des politiques d’aménagement et d’hygiène de lutter contre cette fragmentation de l’espace urbain. Par leur engagement militant, les socialistes et intellectuels tentèrent d’éclairer ces nouveaux espaces avec les Universités populaires qui s’avérèrent décevantes.

Même si l’automobile et le téléphone s’imposèrent fortement dans les imaginaires, leur diffusion resta limitée : 10 000 automobiles en 1913 et 320 000 abonnés au téléphone. En revanche le chemin de fer, par sa densité, le nombre de ses lignes, la fréquence de ses trains, rapprochait les hommes et les territoires et inaugurait de nouveaux lieux inédits comme les gares, portes d’entrée des villes pour les banlieues et les campagnes. Temps libre, loisirs et meilleurs revenus trouvèrent dans le chemin de fer le moyen d’accéder à la mer ou à la montagne. Les villes d’eau, Aix les Bains, Vichy ou la Bouboule devinrent ainsi un autre symbole de la « Belle Époque ».

Paris, ville capitale

Avec ses 2 800 000 habitants en 1910, Parus était alors de loin le première métropole française. Elle occupait une place centrale tant par la concentration des pouvoirs et des richesses et son rayonnement dont l’Exposition universelle de 1900 qui a permis l’élévation de la capitale au rang de « ville-monde ». Cependant selon l’historien Christophe Prochasson, Paris était largement distancée, y compris au niveau culturel, par Vienne, Berlin, Londres ou New-York.

L’illumination de Paris contribua au mythe de « ville-lumière ». Le parc de réverbères à gaz qui s’était densifié et modernisé tout au long du 19ème siècle fut électrifié dans les années 1890. L’exposition universelle de 1900 métamorphosa la ville éclaire en ville illuminée. L’Exposition universelle avait son « Palais de l’électricité ». La Tour Eiffel était illuminée par des lampes à arc et dominée par un gigantesque phare qui illuminait tout Paris. Les grands magasins, nouveaux temples de la consommation, avaient eux aussi recours à l’électricité pour attirer un public toujours plus nombreux. La peinture qui avait su saisir les clairs obscurs, célébra alors la nuit transfigurée par l’éclat des lumières vives et les fêtes somptueuses.

Le progrès dans la capitale s’exprimait aussi par l’évolution des transports publics, reflet de la modernité. La traction hippomobile avait été remplacée par les tramways électriques dès 1892 et les omnibus en 1905. Mais la grande innovation de la « Belle Époque » fut le métropolitain dont la première ligne qui reliait la Porte Maillot à la Porte de Vincennes fut ouverte le 19 juillet 1900, quelques mois après l’ouverture de l’Exposition universelle. Dès lors le réseau se densifia pour atteindre 10 lignes en 1913 qui accueillirent 467 millions de passagers. Le réseau parisien était devenu l’un des premiers du monde.

De 1899 à 1904, l’artiste et architecte Hector Guimard, représentant majeur de l’Art nouveau en France, réalisa plusieurs dizaines d’entrées de stations du métro. Aux immeubles qu’il construisait ainsi que Jules Lavirotte, répondaient dans les rues les affiches d’Alfons Mucha. Ce dernier était devenu célèbre pour avoir représenté Sarah Bernhardt dans la pièce de Victorien Sardou, Gismonda.

La scène du monde

L’importance des spectacles comme le nombre des théâtres contribuèrent également au rayonnement de la ville et à la séduction qu’elle imprimait dans les esprits. Les grandes actrices devenues divas, Gabrielle-Charlotte Réju, dite Réjane, et Sarah Bernhardt en furent les figures emblématiques, comme actrices puis comme directrices des théâtres  de l’Odéon puis Réjane pour la première et le théâtre de la Renaissance puis celui des Nations devenu Sarah Bernhardt pour la seconde. Dans le même temps la Comédie française jouait son rôle ainsi que les théâtres de boulevard.

Au théâtre de la Porte Saint-Martin, Cyrano de Bergerac connut un immense succès. Joué pour la première fois le 27 décembre 1897, la pièce d’Edmond Rostand atteignit la 1000ème représentation en 1913. Paris abritait aussi d’innombrables cafés concerts, les Ambassadeurs, l’Alcazar, le Moulin Rouge où se produisait la Goulue, modèle favori du peintre Toulouse-Lautrec, et des cabarets fameux tels le Chat Noir ou le Lapin Agile.

Malgré la modernité galopante de la « Belle Époque », Paris  bénéficiait encore d’une mixité sociale qui laissait une part aux cabarets où alternaient poèmes et chansons. Les quartiers de Charonne, Belleville, Javel et Batignolles conservaient leurs traditions ouvrières avec des ateliers et des jardins tandis que les jardins ouvriers migraient le long des fortifications. L’aménagement des grands bois de Boulogne et de Vincennes témoignaient de la nostalgie d’un monde en voie d’extinction.

La très grande crue de 1910 rappela à Paris qu’elle restait une cité vulnérable. Du 20 au 28 janvier, la ville fut submergée par les eaux, paralysant ainsi ses réseaux de transport, ses moyens de communication et de ravitaillement, son éclairage public. Le polytechnicien Alfred Picard, commissaire de l’Exposition universelle de 1900, fut rappelé pour mettre en place une « Commission des inondations » chargée de réfléchir aux moyens de protéger la capitale à l’avenir. Cet évènement de la « Belle Époque » inspira photographes, peintres, chansonniers et pionniers de la cinématographie. 5000 cartes postales de Paris inondé furent alors éditées.

L’une des plus importantes caractéristiques urbaines de la « Belle Époque » est sans doute le développement de la banlieue autour de Paris. Ce développement était tantôt anarchique, mêlant pavillons, immeubles en brique et espaces agricoles et maraichers tantôt structuré par des projets. Des projets urbanistiques datant du Second Empire renforcèrent leur identité d’ilots fortunés comme les villes-parcs de l’Ouest, Maisons-Laffitte ou le Vésinet ou de l’Est à Sucy-en-Brie. La banlieue inspira aux architectes des formes inédites comme la Cité industrielle de Tony Garnier ou les cités-jardins, théorisées par Georges Benoît-Lévy en 1904 et appliquées aux premières habitations à loyer bon marché (HBM).

CHAPITRE XI Esthétique et libertés à la « Belle Époque »

La société politique qui se constitua en France entre 1870 et 1914 se fondait sur la revendication d’un esprit de liberté, ancré dans un corpus de droits fondamentaux progressivement réaffirmés ou définis sur lequel se forgea une conscience individuelle et collective alimentée par les expériences sociales, politiques et intellectuelles.

La création artistique se fonda et s’épanouit sur cette liberté dont elle devint une expression de cette époque, suscitant des contre-pouvoirs, des discours critiques et des horizons nouveaux.

De nouvelles libertés

La « Belle Époque » a, dans une certaine mesure, libéré le quotidien en desserrant l’étau du travail sur les existences, évolution partielle mais suffisamment marquante pour donner à cette tendance un caractère significatif et positif. De ce point de vue, cette époque annonce l’expérience du Front populaire qui liera avec encore plus de force la découverte culturelle à l’expérience politique.

Avec les bals de l’après-midi et les déjeuners sur l’herbe le dimanche, la classe ouvrière et l’ensemble du secteur secondaire et tertiaire découvraient donc les plaisirs des loisirs et de la vie familiale.

Le temps des loisirs entraîna une mutation des rapports au corps qui s’incarna essentiellement dans la pratique des sports. Après la gymnastique, principal sport de la fin du 19ème siècle, les premiers sports d’équipe, football et rugby arrivèrent d’Angleterre. Le développement des sports individuels comme le cyclisme, la natation ou le ski furent plutôt liés à la diffusion de la modernité technique et à la nouvelle appropriation des espaces.

Les compétitions en tous genres forgèrent de nouveaux héros dont les exploits et les visages se répandaient dans la presse, mais le sport ne tarda pas à prendre d’autres significations en termes de race, de nation ou d’empire. Il incarna également de nouvelles valeurs masculines de l’âge industriel, le culte de l’effort, la valeur de la compétition pour elle-même, la méfiance pour tout ce qui était purement intellectuel, la croyance absolue à la différence des genres vue comme naturelle et juste comme également l’idée de supériorité de l’homme blanc sur les autres races.

Conscientes qu le sport bousculait les stéréotypes, des femmes revendiquèrent sa pratique et en firent un combat. La lente adoption du pantalon découla ainsi de la pratique de la bicyclette ou du ski.

Il reste que le corps de la « Belle Époque » était bien souvent celui du travail, de la souffrance et de la déformation avant d’être celui de la guerre.

La « Belle Époque » fut aussi celle de la bataille du corset. De tradition remontant au 14ème siècle sous différents formes et avec des périodes de reflux de son usage, le corset se définit comme un accessoire contraignant de maintien de la silhouette, notamment féminine. Le retour de l’ordre moral impérial signe celui du corset qui imposait une taille fine.

Le travail mais aussi les loisirs moins statiques soulagent peu à peu les femmes de leur monument textile. Autour de 1900, une autre silhouette de femme se profila dans les gravures de mode et les représentations stylisées, une silhouette plus élancée et moins massive.

Cette domination du corps féminin, métaphore directe de la soumission sociale et politique de la femme, suscita des résistances. Gynécologues et hygiénistes se firent les alliés des audacieuses parties à l’assaut du carcan moral imposé au corps. La bataille du corset lancée au début du siècle accompagna les progrès de la liberté. En 1906, le couturier Paul Poiret donnait un coup de grâce au corset et inventait une nouvelle silhouette plus légère et gracile.

La culture de masse

La « Belle Époque » fut pleinement celle de l’âge du papier », titre donné par une de ses gravures par Félix Vallotton (Le Cri de Paris, 23 janvier 1889). Le développement de ce secteur, indispensables autant à l’économie qu’à la politique, fut porté par le progrès technique, l’impression en couleurs, les rotatives, et celui de la logistique, les services de distribution, la multitude des points de vente, rendant la presse puissante et active. Au total 70 titres étaient disponibles à Paris, de la presse d’opinion (L’Aurore, L’Humanité, L’Action française…) la presse populaire et les quotidiens bourgeois à rayonnement national et international (Le Temps, Le Figaro, Le Journal des Débats). Au total la presse quotidienne diffusait 5 500 000 exemplaires par jour dont 4 000 000 pour 4 titres, Le Petit Parisien, Le Journal, Le Petit Journal et Le Matin, tous les titres à 5 sous.

Plus que tout autre, le Tour de France façonna de nouveaux héros. Il est né le 16 octobre durant l’affaire Dreyfus par l’antidreyfusard, le comte de Dion, co-fondateur de l’Automobile Club de France et propriétaire de la revue Vélo, puis Auto-Vélo et associé au coureur cycliste Henri Desgrange. La France des terroirs retrouvait là la pédagogie laïque de Ferdinand Buisson et des origines républicaines de la patrie incarnées dans Le Tour de France par deux enfants (manuel scolaire d’apprentissage à la lecture né en 1877 et tiré en 7 millions d’exemplaires en 1914). Le tour trouva un immense écho parmi les propriétaires de vélo (3,5 millions en 1914), mettant soigneusement en scène les champions.

Les premières affiches de couleur couvrirent Paris dès le milieu du 19ème siècle, et à la fin du siècle l’image s’était complètement imposée dans l’espace public. Bénéficiant des progrès de l’imprimerie généralisant l’usage de la couleur, les affiches furent d’abord au service de la réclame des journaux et des grands magasins puis des nouveaux produits de consommation et des destinations touristiques. Le règne de l’image ne tua pas pour autant ni le théâtre ni l’écrit, tout s’agençait de concert. L’écrit restait cependant au sommet de la hiérarchie des pratiques culturelles. Les journaux diffusaient sous forme de feuilletons quotidiens des romans d’Émile Zola ou de Guy de Maupassant et bien d’autres.

L’éclat des arts

Ce qui différencia la publicité des beaux-arts était sa qualité d’« art de masse », du point de vue de l’objet reproduit en grand nombre que des publics innombrables et anonymes auquel elle était destinée. Le jeu des influences était très large du cubisme à l’art nègre ou à l’Art nouveau.

Les grands affichistes inventèrent une nouvelle façon de communiquer avec des images-choc, ramasser ce qu’on veut dire, fabriquer des référents universels, des mythes et des images circulant en tous sens.

L’architecture pris également sa place dans le mouvement de l’Art nouveau en prenant des libertés vis-à-vis du style haussmannien. La haute couture revendiqua également un statut artistique. Paul Poiret avait libéré la silhouette féminine et réinventé le style Directoire. Proche de peintres comme Raoul Dufy, il leur confia le soin de dessiner ses meubles et décorer sa maison de couture. Deux autres grands créateurs émergèrent avant la guerre, Jean Patou et Gabrielle Bonheur Chasnel dite Coco Chanel.

Le cinéma était né depuis trois ans lorsque Georges Méliès réalisa L’Affaire Dreyfus, dont seules quelques séquences ont survécu. Son apparition est associée aux Frères Lumière et rendue possible par l’invention du celluloïd, matière principale des pellicules. Accessible au plus grand nombre, le cinéma avait un caractère de nouveauté absolue, contrairement à la photographie associée au dessin. Son aspect spectaculaire en fit au départ un art de foire. Très vite il se sédentarisa dans des salles dédiées. Du Voyage dans la Lune de Méliès (1902) à Fantômas (1902), le cinéma français inventa le 7ème art. A la veille de la guerre, la France dispose d’un des plus grand parcs de salles de toute l’Europe. L’industrie cinématographique s’exporte même aux États Unis et le cinéma Américain profitera de la chute de la production française pendant la guerre pour envahir les écrans. Le retransmission des sons et de la voix s’imposera au cours des années 20 avec la radio, le disque et la cinéma parlant.

Le portrait photographique s’était imposé dès les années 1870 comme une pratique sociale majeure, réservée à une élite, avec Félix Tournachon dit Nadar comme pionnier. A partir de 1900, il se généralisa au fur et à mesure des progrès des techniques photographiques, de la baisse des coûts et de l’augmentation du désir de soi. Chacun voulait conserver la meilleure image de soi et la transmettre à ses proches. A côté de rares pionniers de la photo d’art tel Nadar, une armée d’artisans obscurs photographiait la France entière, l’amélioration très rapide des appareils photographiques et des procédés de développement et d’agrandissement devenant accessibles à des non professionnels.

Avec l’affiche publicitaire, des peintres comme Pierre Bonnard ou Toulouse-Lautrec trouvèrent de nouveaux espaces d’expression mais aussi de nouvelles sources de revenus. Le premier terrain d’expérimentation de la publicité fut les journaux dont La Revue Blanche est un exemple emblématique. Le passage aux illustrateurs professionnels se négocia au tournant du siècle avec Georges Auriol, Leonetto Cappiello et surtout Alfons Mucha, Tchèque né dans l’empire austro-hongrois. Ce dernier s’illustra en dessinant en 1890 pour une revue de théâtre un portait de Sarah Bernhardt en Cléopâtre, mais c’est surtout l’affiche de la pièce Gismonda, pour le théâtre de la Renaissance, avec encore Sarah Bernhardt qui eut un retentissement considérable.

Le style Art nouveau, dont il devint un grand représentant avec Hector Guimard pour l’architecture, mêlait de nombreuses inspirations, néo-classiques, romantiques, médiévales, etc. Il se voulait aussi une ode à la femme libre, au mouvement sans entrave et à la beauté légère. L’Art nouveau précipita la publicité française dans une veine artistique qui ne l’a pas quittée. L’alcool Bénédictin, le papier à cigarette JOB, la biscuiterie LU, le champagne Ruinart furent transfigurés par le crayon de Mucha. Avec lui, la publicité, l’affiche, étaient devenues des arts.

La passion esthétique

Le lien unissant les peintres impressionnistes et la liberté politique pouvait paraitre ténu au regard de la définition de ce courant esthétique, attaché à la nature changeante, aux jeux de lumière et aux Impressions soleil levant, nom donné à la peinture de Claude Monet, peinte en 1872 et exposée en 1874 au premier salon impressionniste, qui donna son nom au mouvement.

En réalité les impressionnistes se portèrent vers la restitution d’une société moderne où les personnes seraient mises en valeur, y compris celles qui paraissaient condamnées à ne pas en avoir. L’expression de liberté qui émanait de cet art se heurta au mouvement académique qu’ils défièrent radicalement. En conséquence, durant dix ans aucun collectionneur n’acheta leurs œuvres. Cependant des marchands de tableaux, tels Paul Durand-Ruel, nouveaux venus dans le monde de l’art, firent appels au public étranger, notamment Russe et Américain.

En réaction à cette peinture travaillée et expressive, résolument libérée des mythes de la beauté, le groupe des Nabis (post-impressionnistes) défendit une approche de simplicité, la couleur devenant elle-même une matière. Paul Cézanne avec sa Montagne Sainte-Victoire en 1904 et Paul Gauguin peignant en 1889 Les meules jaunes (ou La moisson blonde) dans l’élan de l’école Pont-Aven, dont il fut un des précurseurs. Avec aussi Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et Félix Vallotton, ces œuvres devinrent des classiques après une décennie de purgatoire. En 1898 mouraient Pierre Puvis de Chavannes et Gustave Moreau dont la veine mystique avait anticipé les Nabis. Marqué par la peinture sacrée de Paul Gauguin avec La vision après le sermon, Lutte de Jacob avec l’ange et Autoportrait au Christ jaune, Maurice Denis devint un des maitres du symbolisme religieux. Il devint le peintre des catholiques conservateurs aux goûts très libres comme Denys Cochin.

En octobre 1905 Louis Mayer alias Vauxcelles, critique d’art, ironisa sur les couleurs vives des artistes exposant au Salon d’Automne en parlant de « cage aux fauves ». Ces derniers se revendiquèrent aussitôt du « fauvisme ». Très inspirés des Nabis et de Van Gogh, leur style était provocant, débordant de couleurs, marqué plus par l’expression du sujet que par l’impression recueillie. André Derain, Kees van Dongen, Henri Matisse, Maurice de Vlaminck furent les peintres les plus représentatifs du fauvisme auquel se rattachai Raoul Dufy.

C’est toujours Vauxcelles qui donna un nom à un autre style en évoquant la peinture de Georges Braque, « Braque réduit tout, sites, figures, maisons, à des schémas géométriques, à des cubes ». Ce style ne déconstruisait pas seulement les apparences, les formes et les couleurs mais jusqu’aux structures même des corps, des visages et des lieux.

Dans un livre consacré au peintre Juan Gris, Daniel-Henry Kahnweiler, le plus grand marchand de tableaux de tous les temps, définit la nouveauté  de cette peinture héritée de Cézanne « L’architecture, il voulait en donner une image complète, et dépouillée en même temps de tout ce qui est momentané, essentiel, retenant seulement l’essentiel, le durable ». L’impressionnisme tendait à la spontanéité, s’attachant aux aspects les plus fugitifs du monde, les fixant dans la fraîcheur du moment, alors que le cubisme « entendait pénétrer jusqu’à l’essence de l’objet en le représentant non comme on l’avait perçu, … mais tel qu’il se trouvait constitué en fin de compte dans la mémoire ».

Le 29 mai 1913 selon Madeleine Rebérioux la première du Sacre du Printemps au théâtre des Champs Élysées « Cette fois la parole est purement et simplement exclue, et c’est entre la musique (Stravinski), la chorégraphie (Nijinski), le décor et les les costumes que s’instaure, grâce à Diaghilev (…) une audacieuse complexité. Cette fois les barrages entre les arts sont abattus ». L’historienne qui fut par ailleurs vice-présidente du musée d’Orsay, situe là l’accomplissement de la « Belle Époque » en matière esthétique, c’est-à-dire l’abolition des frontières entre les genres et l’expression d’une recherche formelle sans interdits. Cette évolution vaudra également pour les Ballets russes dont la mue put se faire dans la sphère parisienne.

Les défis de la pensée

La littérature participa elle aussi de cette redéfinition de la création artistique, Guillaume Apollinaire avec le poème Zone, Alain Fournier en 1913 avec Le Grand Meaulnes, Marcel Proust avec la même année A la recherche du temps perdu. Sous l’impulsion d’André Gide, Jean Schlumberger et Jacques Rivière, les éditions Gallimard avaient lancé en 1908 La Nouvelle revue française, acteur engagé de la modernité culturelle.

Avec La Revue blanche des frères Natanson ou La Plume de Léon Deschamps, les revues d’avant-garde de la fin du siècle témoignent de la dynamique alors à l’œuvre dans l’écriture et la peinture. En défendant l’abolition des frontières artistiques, ces revues revendiquèrent une liberté nouvelle qui annonçait la fin des certitudes ordonnées. La Plume notamment défendit les artistes de toutes tendances en publiant des illustrations, des articles critiques, des comptes rendus d’expositions et des études sur les arts. Elle devint progressivement un véritable organe de diffusion et de promotion des avant-gardes.

Aucun artiste ne paraissait à l’abri des audaces créatrices, auparavant reconnues à Dieu seul. Le franchissement de cet interdit, dans un contexte de christianisation, de laïcité, d’affirmation du sujet, ouvrait de nouveaux mondes, attirant des publics de plus en plus nombreux. Sur ces bases, les artistes s’engagèrent dans la remise en cause des certitudes de l’Occident. Victor Segalen, officier de marine passionné par Rimbaud et Gauguin et auteur des Immémoriaux en 1907 renversait la perspective coloniale avec les yeux d’un Maori (population polynésiennes autochtones de Nouvelle-Zélande), « Terii ».

Aidé notamment par Georges Braque pour le cubisme, l’« art nègre » fut intégré aux œuvres les plus contemporaines. En 1910 Vassili Kandinsky imaginait la première représentation de l’art abstrait, une aquarelle Sans titre.

Les progrès sans précédent en France et en Allemagne dans le domaine de la physique confrontèrent la science à la question de ses limites, notamment avec la découverte (accidentelle) de la radioactivité par Henri Becquerel en 1896 puis celle du Radium par Pierre et Marie Curie deux ans plus tard. Les savants devaient désormais considérer les nouvelles dimensions de la matière, son caractère discontinu, la relativité de la connaissance.

L’élargissement considérable des domaines du savoir condamna la figure traditionnelle du savant universel. Le scientifique spécialisé, inscrit dans des réseaux de recherche faits d’institutions, de laboratoires et de congrès émergeait.

La puissance de la science et l’importance de ses retombées techniques provoquèrent un ébranlement de certaines consciences qui y virent l’avènement d’un futur dont il convenait de proclamer le sens. Le 20 février 1909, Le Figaro publiait en première page un « manifeste du futurisme » signé par Filippo Tommaso Marinetti. Influencé par les idées d’Henri Bergson, popularisées depuis la parution en 1907 de L’Évolution créatrice, il magnifiait le monde moderne en rejetant toute mesure. Il ne retenait de Bergson que sa théorie de « l’élan vital » et ignorait son choix final en faveur de la pensée rationnelle. Détournée de son sens également, cette philosophie avait été récupérée par l’Action française qui cherchait une revanche sur la raison critique qui avait assuré la victoire de la démocratie dans l’affaire Dreyfus.

Les usages de la philosophie d’Henri Bergson, dans les années du nouveau siècle, traduisaient ce « moment de l’esprit » qui, relié à d’autres œuvres philosophiques, permettait de comprendre des problèmes dans les sciences, les arts ou la politique.

La vague nationaliste se dressa contre l’esprit de liberté qui colorait la « Belle époque ». De nombreux artistes, proclamant la liberté par leurs œuvres mêmes, s’engagèrent à défendre les avancées démocratiques et à préserver une société ouverte. Dans la N.R.F. André Gide rejetait le nationalisme s’insinuant ans la littérature tandis que Marcel Proust défendait la pleine liberté de l’art. Cet acte de foi en faveur des pouvoirs de l’écriture, de la peinture et de la musique, exprimait bien le profond idéalisme de la Belle Epoque.

CONCLUSION

D’une guerre à l’autre

Avec le sacrifice de tant de français, la Grande Guerre allait ébranler la confiance dans la raison politique et le progrès intellectuel, deux des principaux fondements de la Belle Epoque. Alors que la France avait finalement remporté la victoire en 1918, elle fut impuissante à se dresser contre les tyrannies modernes des années 30. Seuls quelques-uns, des intellectuels critiques, des libéraux intransigeants ou des conservateurs patriotes assumèrent la nécessité historique de cette nouvelle guerre car elle devait permettre de défendre les valeurs constitutives de la France démocratique.

Ces français qui s’engagèrent dans la lutte contre nazisme et la collaboration  défendaient une société politique forgée 40 ans plus tôt, notamment lors de l’affaire Dreyfus. Cela explique pourquoi nombre de dreyfusards ou leurs héritiers se retrouvaient dans la Résistance, alors que la Collaboration fut bel et bien le bastion de l’antidreyfusisme exacerbé.

Dimensions de la conscience démocratique

L’affaire Dreyfus fut bien un évènement décisif dans la définition de la France contemporaine et de son corollaire une conscience démocratique collective ; collective parce qu’individuelle, parce qu’éprouvée et vécue par les personnes indépendamment de leurs origines et de leurs situations sociales. 

Cette conscience démocratique s’est transmise jusqu’à nos jours et a contribué à la construction intellectuelle de l’historien de la littérature Paul Bénichou qui dit en 1995 « La tyrannie et l’obscurantisme sont de toujours (…) Cette affaire (Dreyfus) a ceci de particulier, qu’elle a lieu dans un pays d’aussi vieille culture que la France (…) on y voit, à partir d’un préjugé antisémite, l’Église, l’État-major, les classes dirigeantes et le peuple s’acharnant en majorité à fausser la vérité et bafouer la loi pour écraser un innocent. », de Raymond Aron dans ses Mémoires (1983), de Pierre Nora dans les Essais d’égo-histoire (1987), Pierre Vidal-Naquet dans ses Mémoires (1998). 

Un monde de questions

Cette valeur historique de la République inspira Jean Jaurès notamment en 1914 à la veille de la guerre. Il avait confiance dans la certitude de la raison en appelant l’unité des prolétariats contre la guerre qui venait, luttant ainsi contre le basculement de la conscience collective dans le nationalisme, qu’il fut laïc ou religieux. En ce sens il se rapprochait de Maurice Barrès, mais les solutions qu’ils proposaient étaient fondamentalement opposées sur l’idée même de cette justice, la terre et les morts pour l’un la paix et l’égalité pour l’autre.

Cette volonté de Jaurès de refuser la guerre qui venait était un acte de foi dans la République telle qu’il l’entendant.

Raymond Aron dans une conférence en 1939, disait « Les Français sont des héritiers (…) pour sauver un héritage il faut être capables de le conquérir de nouveau ». Si les Français sont des héritiers, l’héritage qui est le leur a considérablement grandi entre 1870 et 1914, ce livre a eu pour ambition d’en éclairer l’importance.

Le 20ème siècle fut celui des guerres mondiales et du refus de la violence, des injustices et de la justice, des États totalitaires et des États démocratiques. Pour se tenir du bon côté de la falaise, il fallut aux hommes et aux femmes se faire soldats et philosophes en même temps.

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